Le couronnement de la place de Grève

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    Abi San
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    Tu es ma quintessence – conte d’une fessée jaillie en fontaine des 4 éléments dans l’univers.

     

    Air

     L’air me manque. Qu’est-ce qu’il m’arrive ? Mon souffle s’écrase sur mon cœur.

    Calme-toi. J’arrive dans vingt minutes.

    Jamais, au seuil d’aucune de mes rencontres, je n’ai ressenti cet étouffement. Je quitte la place sur laquelle je lisais au soleil. Les lignes dansent devant mes yeux, j’ai recommencé trois fois ma page sans la comprendre. Comme pendue par un pied, au plus escarpé d’un rebord de falaise. Une lance plantée dans les fibres du cœur. J’ai envie de jeter ce livre dans la poubelle de la Grande Horloge.

    Je sors mon téléphone pour pianoter dans ce tremblement de mes doigts que je déteste.

    – Grouille-toi. Je crois que j’ai envie de me barrer.

    C’est normal. A ta place, j’aurais la même sensation.

    Je jette mon téléphone dans mon sac. Mon esprit se suspend : je sens que je vais vraiment partir. Je ne veux pas. Jamais, depuis dix années, je ne suis passée par ces émotions ; jamais je ne me suis laissée dominer par les ondes de choc de ce refus que je sens se ciseler en moi, au lieu de mon envie. Qu’est-ce qu’il m’arrive ?

    Je reprends mon téléphone, j’enfonce mes dents au plus fort, au plus tendre de ma lèvre inférieure pour reprendre corps dans la réalité. J’écris en marchant comme une lionne en cage, le long de panneaux exhibés de photos de guerre – corps mutilés, formes de désastres impudiques en pleine ville indifférente.

    – Je déteste arriver la première.

    Tu n’as pas fini d’en faire des choses que tu détestes aujourd’hui, petit papillon…

    J’ai envie de rugir le sang du carnage qui monte en moi. Je hais ce suspens forcé, cette immobilité. L’air du jour m’étouffe, je passe le seuil obscur qui m’appelle, la gare de Lyon s’engouffre dans mon corps. Je ne respire plus. La gueule du loup. Je reprends mon téléphone une troisième fois ; je ne sais plus si je m’enfonce dans la rage ou dans le désespoir de cette attente ennemie – n’ai-je donc tant vécu que pour cette infâmie ?

    – Jamais je n’ai attendu comme cela pour mes petits rendez-vous…

    Ni n’ai eu honte.

    Il me cueille au vol. Je me suspends, le téléphone dans ma main. Moi ? tu ne me connais pas, prince de Babylone. Apprends-le, si tu veux le savoir – je suis hermétique à la honte. La honte ? Comment la ressent-on ? Je ne sais pas, je ne la connais pas. Je ne connais que le délice, la force et le plaisir reçu, assouvi. Je me retourne vers l’écran d’affichage central ; je lève les yeux, les noms de villes défilent lentement au-dessus de moi. Son train s’affiche en première ligne. Tous mes centres d’équilibre sont déplacés à l’intérieur de mon sang, l’air pulse mais ne passe plus. Il s’approche et je suis immobile. Je vais partir avant qu’il n’arrive.

    J’aime cueillir des cerises.

    J’avale ma salive, le téléphone dans ma main. Oui, je vais partir. Alors, c’est bien cela. Il a raison. J’ai honte. J’ai puissamment honte. Je titube de honte. Je voudrais m’accrocher à toutes ces valises que ces inconnus tirent autour de moi, tomber et me laisser emporter, les bras étendus, les yeux dans la terre ; me laisser traîner, pour ne plus sentir ce gravier qui égratigne la peau de mon cœur. Je ne la connaissais pas ; maintenant, la honte se lève sur ma poitrine.

    Sois sage, attends-moi.

    Je ne le lis plus. Mon téléphone vibre dans ma main. Je vais le jeter sur un quai. Dans quelques minutes, si je choisis de rester, ce n’est pas un inconnu qui viendra s’accorder à moi, un semblable, un pair rencontré sur l’un de mes sites d’amoureuse pourpre et bombée ; ce ne sera pas un connaisseur coutumier appelé en échanges de bons procédés. Non, aujourd’hui, c’est un ami que je retrouve – cet homme que j’estime, que j’affectionne ; ce familier avec qui je veux partager à chaque instant le plus beau de moi, de nous, dans l’exultation de nos partages, et j’ai honte, tellement honte, de faire fusionner mes univers de manière intime avec lui. De me dépouiller sous ses yeux. De m’abaisser sous sa main. D’envisager l’idée qu’il puisse me dénuder… Je ne peux pas.

    Mes yeux se ferment. 13h04. Hall 1. Sa voie d’arrivée ne s’affiche toujours pas dans cette gigantesque salle des pas perdus, remplie de silhouettes qui me traversent, inondée d’une lumière artificielle et bruyante. Il faut que je me recentre. Mon ventre est un chaos.

    Arrête de faire l’enfant.

    Ou je te prends par la main dès que je te vois.

    Voie G. La voie s’est affichée au moment où le nez du train s’approche en glissant depuis l’extrémité lumineuse des rails, au lointain du quai. Par un magnétisme du destin, je suis immobile, figée en attente devant cette abyssale voie G : je sens la détente de mon corps, plus qu’un bondissement fauve, qu’un sursaut dernier et sauvage ; l’instinct de la fuite. Je reprends mon téléphone.

    – Je vois ton char. Je fuis. Retrouve-moi, si tu peux.

    Tais-toi, Abi.

    Tes pieds sont en ciment.

    Et tes jambes en coton.

    Le centre de mon équilibre est instable mais il se recrée, fractionné, dans le mouvement qui m’emporte, libérateur. L’air m’enveloppe, passe dans le sang qui me pousse au dehors de la gare, dans la lumière du jour. Viens, mon Prince, viens à l’assaut de la tour dressée ; viens dans la chambre haute. Toutes les fibres de mon attente t’appellent. Je ne peux pas me confronter à toi de face mais je peux te laisser le temps de me rattraper par le bras.

    Perchée à l’extrémité de la place de l’Horloge, je raidis le dos sous l’arbre frêle qui me surplombe ; derrière mes lunettes de soleil, je parcours les chassés-croisés humains, les multitudes de pas pressés traversant la place, devant la gare, depuis plus de dix minutes. Nulle part, sa silhouette n’apparait. Mais que fait-il, cet insupportable attentiste ? Je serre les lèvres, serre les phalanges de mes doigts autour du rebord qui m’entoure. L’air s’étouffe en anneaux dans ma gorge de nouveau. Je n’y tiens plus, je saisis mon téléphone. Pas de nouveau message. Je rejette l’appareil silencieux dans mon sac : je ne veux m’accrocher à rien, n’avoir aucun appui, aucun subterfuge entre mes doigts quand il surgira ; je veux le voir s’approcher, appuyée sur le seul vide qu’il creuse en moi.

    Je relève les yeux du mutisme aphasique de mon sac, et je sursaute. Il est debout, sur ma gauche, à deux pas, immobile ; en appui sur son coude, immuable ; il me regarde, dans un demi-sourire. Derrière ses lunettes noires, arrivé à moi sans que je ne le distingue. Mais comment fait-il ? Pour me couper le souffle, jusque dans son apparition.

     

    Eau

    Il faut que je rééquilibre mes énergies. Mes viscères se tordent vers l’onde qui sourd à la source fissurée de mon être. Je suis une ondine jetée sur la sécheresse de la terre. Ranime-moi, toi qui sondes la soif inextinguible de mon chemin, porte-moi jusqu’à la Seine.

    L’eau qui coule, sinueuse, du jardin des Plantes à Notre-Dame, me redonne la palpitation de joie de l’instant qui glisse, immuable et serein. Notre marche ondule en une promenade fluviale ; sur les quais de pierre, les bateaux amarrés ont des noms de rose orientale et les statues, des semelles de vent et des yeux de gemme médiévale. Il fume un cigare dans un reflet d’émeraude, le temps se suspend aux siècles des antiques bateliers qui, sous le pont de la cité, passait des gants léthargiques à leurs passagers, pour les endormir et les dépouiller. Il secoue la torpeur des mains mouillées de l’ondine.

    – Tu veux te promener, encore ? Non, on a des comptes à régler.

    Sur le pont d’Arcole, dans notre déambulation, je me suis arrêtée, adossée à la rambarde. L’eau scintille, étincelante, au-dessous de nous ; nous auréole du reflet de joyaux aquatiques, enchâssés dans leur rayonnement plus qu’un diadème né de la fabuleuse Atlantide.

    – Si je ne suis pas ta favorite, je m’arrête là. Couronne-moi.

    Au seuil de la place de Grève, tabernacle des contraintes physiques accumulées de neuf siècles écoulés, seuil des corps suppliciés et autel de la douleur de sept époques continuées, il me consacre, de ses deux mains posées sur mes tempes.

    – Ce n’est pas assez lourd. Il n’y a pas de gemmes sur ta couronne.

    Et le poids de ses mains s’imprime une seconde fois au haut de ma chevelure, dans leur poids de pierres reflétées de ses doigts alchimiques à mon front couronné.

    Dans la rue au nom d’île dans laquelle il m’a conduite, vers ses hauteurs, il ouvre la porte de notre abri suspendu, irradié de lumière. Dans une théière en verre limpide, il verse une eau plus verte qu’un fleuve d’Orient, parsemée de zhor et de fleurs de bambou. Loin des rivages de l’onde, je me sens assoiffée. Je m’assieds dans les vapeurs enivrantes de ce baume liquide. Debout devant moi, il a posé une tasse sur la table ; il écarte la théière brûlante. Il prend mon poignet ; il me contraint, à me lever.

    – Sept minutes d’infusion.

    L’eau qui me déserte par la source basse de mon corps creuse la volupté cruelle de ma soif.

    – Je suis dévorée par la soif.

    J’ai murmuré comme une supplique, comme un recul. Il desserre l’étau autour de mon poignet, s’éloigne pour revenir avec un verre d’eau qu’il me tend. Il me regarde boire, jusqu’à la lie, prend le verre à la dernière goutte lapée, le pose dans une résonance qui sonne comme une guillotine de place de Grève.

    – J’ai encore soif…

    Est-ce mon insistance, qui lui ferme le regard – ou bien mon sourire ? Il enserre mon poignet sans reprendre le verre.

    – Tais-toi.

    Dans les vapeurs fumantes des fleurs de bambou, le feu s’approche pour consumer l’eau.

    Et tout au long de la cuisante brûlure des flammes, l’épreuve intense de cette soif inassouvie qui s’étoffera, lorsque sa main, en se plaquant sur ma bouche, se mêlera à mes cheveux.

    – Donne-moi à boire…

    – Silence.

     

    Feu

    Tout commence par le feu, tout prend corps et tout s’achève dans le feu.

    Sur cette place de l’Horloge, le feu du soleil m’aveuglait, brûlait sur mon attente ; il a nimbé ton surgissement de son lustre.

    Sur le pont d’Austerlitz, oscillait la queue des dragons slovènes apparus : leur gueule s’entrouvrait, se confondait à la virginité du brasier de nos êtres ; à l’ardeur de cette attente.

    Tu as très envie, mais tu as un peu peur aussi ?

    Tu marchais à mes côtés dans la mémoire de ta pupille ; je voyais sous tes yeux tomber la flèche de Notre-Dame, et passer le souffle torride de sa brûlure sur ton corps.

    Je n’ai besoin de rien pour te dominer.

    Et au long du quai fluvial, tu cherchais le passant qui te donnerait le feu, allumé sur ta bouche ; le don d’un inverti, assis sur la pierre.

    Je n’ai pas besoin de prétexte, je n’aurai jamais besoin de prétexte.

    J’espère que c’est clair, j’espère que tu es prête à l’admettre.

    Dans les entrailles de la cité, brinquebalés dans notre rame de métro, sur notre ligne couleur de terre dans laquelle s’ancrent des racines de lilas en fleurs, j’éclate en vie et en rires ; je n’entends aucune de ses paroles masquées en leur inaudible murmure. Il me prend le poignet, une fois, il me menace à l’oreille, je ne l’entends toujours pas.

    Je n’aurai pas besoin de prétexte pour te foutre sur mes genoux et te foutre ta branlée, parce que tu le mérites intrinsèquement.

    Tu n’auras pas à savoir quand, ni pourquoi.

    En remontant à l’air libre, tout au long de cette avenue emplie du croisement des passants pressés, il me prend le poignet et le serre pour me faire avancer contre lui.

    L’anneau d’airain de tes doigts autour de mon poignet est un cercle ignescent que tu ne desserres plus.

    Jusqu’à ce que j’aie décidé que tu allais te prendre ta fessée – et tu te prendras ta fessée. 

    Sans que j’aie besoin de me justifier. 

    Dans ce carré de soleil, assise sur la rambarde de fonte où je l’attends tandis qu’il se rend maître des lieux, deux fois, entre tous, je reconnais son pas qui me rejoint, en cet étroit passage ; rapides, déterminés, claquants comme une langue de dragon.

    Les papillons, je les ai dans la voix, je les lâche quand je veux, pour te les foutre au fond du bide.

    Je sens encore la puissance de son bras qui me pousse vers l’avant, dans cet escalier de hauteur, qui me force à danser, en pas trop rapides sur ces marches où je le précède. Torsion de flamme contrainte sous son souffle incandescent.

    Comme j’aime sentir, comme une oraison suppliante dans la coupe de mes mains, la suavité primale de ton collier de barbe noire ; cette douceur ignifuge au creuset durci de ton regard qui me fixe lorsque tu t’assieds, inflexible et sourd au temps de l’échéance que je voudrais retenir, suspendre un moment encore, quand tu me tiens contre ton buste dans le cercle clos de tes bras d’airain.

    Je suis un mur inamovible et toi, une force inarrêtable.

    Comme j’aime lorsque tu me parles, visage contre visage. J’aime cette caresse ignée, lorsque je sens que tu vas me plier. Sur cette couche tantrique, je me cabre lorsque tu m’entraves. Bélénos, je suis Boadicée – que cette joute dure des heures ! Peins sur moi la toile de ton instant d’incendie : moi qui résiste sans museler ma vigueur, et toi qui la dépasses de manière désespérante, avec tant de facilité.

    Ô toi qui me soumets, ô toi qui le savais !

    Que j’aime lorsque tu me couches en travers de ton genou, ceinte sous ton bras, et que ton feu descend sur mes reins. Comme j’aime ta manière impassible de me soulever, sans un mot, ton aisance calme et sûre pour changer de position lorsque ma bouche s’enfonce dans la morsure de ta chair rencontrée ; le baiser de ta courtisane sur ta cuisse, sur ta poitrine, sur tes doigts qui me scellent les lèvres. Comme j’aime ne pas retenir mes gestes devant toi, déployer ma force sans te vaincre, me sentir ton égale sans jamais te dépasser.

    Viens poser tes petites mains sur le mur, que je les enserre.

    Et quand tu me dénudes, je me tends comme un arc que tu bandes aussitôt ; les nues ardentes de tes flèches pleuvent sur moi, embrasées, plus effilées, plus courbes, plus cinglantes que tout rempart érigé. Deux fois, ton déluge était de ceux qui me vainquent. Je suis tombée à genou devant toi, redressée, palpitante, le front contre ta poitrine. Ta main, dans le feu, ne connait pas plus de mansuétude que ta voix.

    – Tu veux prendre ta fessée debout ? Comme une grande ?

    Que j’aime lorsque tu me tiens le visage pour me parler ; que j’aime lorsque tu me rallonges sur tes genoux, que tu enserres mes mains dans les tiennes, que tu ravives le foyer attisé, souffleur inflexible de braises empourprant nos chairs confondues.

    – Dis-moi ce que tu devais me confesser hier.

    Si tu ne veux pas que je continue à la ceinture.

    Ma voix est ce qui me reste d’orgueil infrangible devant ses injonctions. Elle se scelle pour ne pas plier sous les barres en fusion de son joug.

    – Tu ne dis plus rien ?

    Il a pris ma main gauche ; il la tend en arrière dans mon dos pour y mettre l’extrémité de cuir de sa ceinture ; de son autre main, il a resserré son étreinte autour de ma main droite.

    – Tu as le choix : il est entre tes mains.

    Soit ma main, soit ma ceinture.

    Dis-moi ce que tu devais m’avouer hier.

    Je compte jusqu’à 3, pour te laisser réfléchir.

    Mes efforts silencieux de nymphe traquée, cabrée, pour désentraver mon corps de son étreinte ne l’empêchent pas de compter sans s’interrompre. A 3, il se dégage, m’incline à genou contre le lit. Je le perçois, redressé de sa taille altière, debout derrière moi. Je m’absorbe dans la blanche volupté de la couche s’enfonçant sous moi. J’écoute, à l’affût, le son qui annoncera ma rémission. Et le serpent passe, dans le feulement de son souffle sifflant, à travers les passants. Je ferme les yeux, je sens presque aussitôt le poids de son genou appuyant sur mon corps.

    Ma voix se délie. Dans les bribes éparses d’un poème. Qu’il a écrit lui-même.

    … J’ai défait ma ceinture et puis je me suis tu.

    Comme souvent, il m’a laissée parler. Il a écouté, compris enfin, au silence du dernier vers, ce que j’avais récité – la porte ouverte sur ma lèvre entrouverte. J’entends son demi-sourire, teinté de l’immuable de la résolution que je n’ai pas ébranlée. Un temps de suspens fragile, et le premier claquement s’abat. Le second, le troisième, à la suite. Le quatrième, le cinquième. J’aime cette sensation du cuir, jumelle de sa paume. Je m’abandonne à ses coups. Encore ; et encore. Jusqu’à ce que naisse la confidence qu’il attendait ; l’orgueil délié dans la cinglance du cuir.

    Il a jeté sa ceinture sur le lit, s’est assis pour me soutenir en lui ; appuyée contre son buste, dressée sur mes genoux, au vermeille de ma chair exposée, mes bras s’abandonnent près de ses cuisses. Mes doigts ont senti l’effilement du cuir déployé sur les draps, derrière lui ; mes mains ont trouvé les deux extrémités du serpent brun ; elles se referment, vivantes et pleines, sur ces squames de feu froid, remontent doucement le long de son buste.

    Et que ton corps menu enfermé sous le mien tente tout ce qu’il a envie de faire pour exprimer sa part animale, primale – panéique.

    Son regard se teinte à peine lorsqu’il sent l’étranglement coulant que je referme sur son cou ; le visage à hauteur du mien, il me fixe, en train de serrer sur ses veines le cercle sombre de sa ceinture, avant d’entraver mes mains, de se dégager de la strangulation du cuir, comme l’on écarterait dans les ténèbres les pétales d’une rose refermée. A quoi bon cette force que tu suscites en moi, cette puissance soulevée, si c’est pour la réduire sans me laisser jamais un seul et volatile instant de triomphe ? J’abdique avant même de consentir à déposer ma résistance. Tu me bascules déjà, dans l’éclat foudroyant de ta rétribution ; entre paume et cuir, je ploie et j’oscille : la réponse de ta punition est si entremêlée que mon esprit ne les dissocie plus.

    Les braises comme toi, je les enserre dans ma main jusqu’à ce que le rouge devienne noir.

     

    Terre

    Agenouillée devant la fenêtre qui perfore la pièce du sol au plafond, ma nudité collée à la vitre, exposée au-dessus de la ville dans ces hauteurs de notre tour d’ivoire, je bois l’eau par la racine, comme une fleur se nourrit à sa terre.

    La saveur exquise des fleurs de bambou, tout en raffinement de brûlure, se mêle dans ma gorge à la lumière.

    Les érables, au long de notre errance dans la cité, me rentraient dans les yeux et dans le nez, le bouquiniste du quai Saint-Bernard pleurait son platane coupé dans le grand vide du ciel et lorsque j’ai sauté à terre depuis mon perchoir de guet, place de l’Horloge, j’ai été étonnée de me trouver si petite devant toi.

    Je suis d’une pesanteur extrême.

    C’est ce que tu aimes, n’est-ce pas ? tu es attirée vers le sol.

    Tu ne pourras plus jamais t’envoler.

    J’aime les accords terrestres de notre unité, l’évidente et fluide composition se jouant entre nos esprits et nos corps.

    Je serai ce mur contre lequel tu fonces ; contre lequel tu vas t’écraser avec tant de volupté.

    Ma chair se délecte, jointe à la tienne. Ta paume est le terreau de ma floraison intime.

    Le monde est une fosse.

    Fais-moi confiance : reste dans mes bras, même si c’est dur ; et que cela fait mal.

    Recevoir une fessée de toi, c’est s’ouvrir à une extase.

    La réconciliation parfaite, inénarrable, du raffinement de l’esprit dans la barbarie de la matière.

    L’extase d’être couchée au long de toi comme le fleuve mobile, spirituel, aussi souple que la lumière, épouse son lit de glèbe noire.

    L’extase de sentir, en émotion originelle, la glaise primaire de ton corps fait pour être homme, enserrant le mien fait pour être femme.

    – Rhabille-moi, Xerxès.

    J’aime que ce soit tes mains qui me revêtent, après le feu ; qui relèvent le voile sur cette nudité d’abandon dont toi seul connais la brûlure atteinte.

    L’équilibre de celui qui dévêt, met à nu et pare de nouveau, m’enchante.

    J’aime porter, sur la pulpe de ma chair, les arabesques tracées en courbes par l’inspiration de tes doigts picturaux. Étendue, je déploie mon corps sous ton regard, toile vive de ton rayonnement.

    D’ordinaire, je ne laisse pas de marques ; c’est mon talent graphique : je dessine à l’intérieur.

    À ma première fessée reçue de toi, ma chair avait vécu en ta présence pendant trois jours, que je m’asseye, que je m’allonge ; sans que jamais pourtant, par prodige artistique, les marques n’affleurent à la surface de ma chair.

    Je trouve cela tellement beau, un corps non marqué.

    Une fois que le corps est marqué, j’ai du mal à avoir envie de continuer à le fesser.

    Les marques de ma propre puissance – peut-être que cela m’impressionne.

    Il y a quelques jours, le soleil, dans mon jardin en fleurs, a dardé ses rayons sur ma peau ; l’a marquée du carmin de son halo. Tu as souri en voyant les marques laissées par l’astre sur le bombé de mes fesses.

    – Je vais devoir te fesser plus fort que le soleil.

    Abomination que tu es.

    Je suis la terre dans laquelle tu peux enfouir tes mains ; en leur obscurité séminale, tes doigts sont incrustés de pierreries.

    J’ai jeté des taches de sang sur le tableau peint par le soleil.

    Ces gemmes de sang : ce sont des jaspes ; je les perds pour la première fois.

    Il transparait, en ses parures : à chaque fessée, sa tâche de naissance apparaît sur sa main droite ; au haut de sa paume, sous son pouce. A l’extrémité brune de ses mains de truands, ses ongles sont nacrés comme de la porcelaine impériale.

    Dans la rue de la cité, au seuil de nos chemins qui se disjoignent, debout dans la foule qui nous évite sans nous distinguer, tes mains se referment sur ma pierre de jade, gonflées du sang que tu as lourdement fait résonner en moi.

    Je m’éloigne de toi autant que je t’emporte. Sur ma chair d’incarnat s’esquisse, vivante, la griffe de tes nervures. Je ferme les yeux dans l’obscurité métropolitaines des entrailles de la ville. Je revis le moment par lequel tu m’as unie à toi. Conscience ayant pris corps, forme et fusion dans la flamme. Sous toi, tu m’unifies. Tu me transformes en source intime, passée en terre pour jaillir à l’air libre, à la lumière de ma respiration, entre la dureté des pierres ; et de tes mains, de leur aspérité, je coule, fontaine limpide, plus souple que l’eau née du cœur du roi.

    Dans l’éclat claquant de l’instant, tu es ma quintessence.

     

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