La cité fesséenne, ou l’alchimie du premier coup
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Anonyme, le il y a 2 années et 8 mois.
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- 3 mai 2022 à 14:28 #77477
Abi San
ParticipantLa cité fesséenne ou l’alchimie du premier coup
– Tu m’inspires : j’ai envie d’écrire maintenant.
– Que veux-tu écrire, ma plume ?
– Ta fessée, mon ayyar…
– Écrivons-la.
– Il faut que je trouve les mots de l’onirie pour leur donner leurs corps de lumière qui ne vient ni de l’Orient ni de l’Occident ; et la forme de leur ombre, ténèbres sur ténèbres et vagues qui se chevauchent.
Marseille.
Elle marche le long des cliquetis des mâts du vieux port. Une mouette crie dans le reflet du soleil qui danse sur l’eau et l’éblouit. Dix heures sonnent au clocher de l’église de l’esplanade. Elle hâte un peu le pas vers le Bar Marine, mais elle n’y sera plus à l’heure.
Elle a perdu du temps près d’une statue de Catalano qui s’est heurtée à elle en chemin, au pied de Sainte-Marie Majeure sur les docks, saisissante et déchiquetée – deux pans d’un homme de bronze, en partance, hommage à tous les travailleurs du port de Marseille, à toutes celles, à tous ceux qui ont recommencé leur vie sur ces quais. Il manque son bras à cette statue, son dos – et ses fesses. Cette absence qui crie, cet appel de bronze qui suggère, pressant et vide. La même incertitude en suspens que la leur.
Elle va à sa rencontre, mais pour quoi ? Pour confronter leur réalité, mais jusqu’où ? Elle n’a pas compris clairement ses intentions ; elle ne les lui a pas redemandées. Elle va à la rencontre de cet homme qui aime étendre des femmes sur ses genoux, il va à la rencontre de cette femme qui aime se laisser étendre sur des genoux d’homme. Mais rien n’a été annoncé entre eux, rien de prédit ; seulement, leur rencontre, au fil des rues de Notre-Dame du Mont.
Elle s’arrête sous l’ombrière-miroir du vieux port qui lui renvoie ses pas, inversés, de là-haut. Elle cherche dans les reflets en mouvement de la foule une silhouette qu’elle reconnaîtra. Elle sait qu’il avance vers elle. Elle reprend sa marche, tourne intuitivement son visage sur sa gauche. Un homme est assis là, sur un muret, dans la viridité d’un arbuste qui l’enserre. Elle le reconnait à l’instant, sans hésiter, dissimulé pourtant par ses lunettes noires, immobile, qui la regarde. Cette sensation de lui être déjà familière, de retrouver un familier depuis des temps immémoriaux, cette sensation passe aussitôt en elle, circule et l’enveloppe quand il retire ses lunettes, qu’elle reconnait son visage. Elle sourit, il se lève, la surplombe de sa taille ; ils sont déjà intimes, déjà connus. Pas un instant de gêne, de flottement, seulement un fleuve d’évidence, semblable à des retrouvailles, qui les pousse en mouvement dans le flot de la ville, de ses ruelles chamarrées.
De leur marche, au fil ininterrompu de leur échange fuselé dans les dédales de la ville escarpée, au gré de leurs répliques qui s’entrelacent avec tant de facilité entre leurs esprits faits de mêmes attraits, elle retient et accroche sur sa mémoire ces touches de formes et de couleurs, qui s’exposent sous leurs yeux en devanture : ces cages d’osiers suspendues, fragiles et infrangibles, dans lesquelles elle pourrait rentrer tout entière, ces loofahs ayurvédiques, grappes d’éponges naturelles aux senteurs lourdes de hammam, qui partout leur crient d’exfolier leurs corps avec rugosité et violence, cette explosion de graphiques visuels, primaires, dans la rue des Trois Rois.
Au cœur de la cité, ils débouchent sur la Plaine. Combien d’heures effeuillent-ils dans la lumière de la ville ombragée, une heure, deux heures ? Elle ne compte plus, elle s’abandonne à sa présence ; deux fois, trois fois, elle a essayé de comprendre s’il projetait de l’incliner à lui, de répandre sur elle la chaleur déversée de sa main, mais la réponse s’est fondue dans les chemins de leur conversation ouverte en dizaine de ramifications, et, pour la première fois lors de l’une de ses rencontres, elle ne parvient pas à clairement prononcer ce mot, qui les a pourtant réunis : cette obsédante et volatile fessée. Elle évite ce mot, l’esquive, il lui semble étranger, encombrant ; elle regarde la beauté de ces mains masculines déployées devant elle et elle perd le fil de ce qu’il lui dit. Elle ne l’écoute plus, il la possède autrement : par son insaisissable dessein. Est-ce que cet homme sait, voilà ce qui l’obsède, est-ce qu’il sait s’il lui donnera une fessée ? Elle se laisse aller à son abandon, dans cette fumée blanche montée en volute dans son esprit ; qu’importe. Elle est prise dans le poids de leur entente : elle consent à se laisser mener. Ils ont quitté la grande place, traversé des rues, longé les grilles d’une église copte antique, débouché sur une avenue qui est la sienne. Il l’emmène chez lui. Alors ?
Alors, elle cligne des yeux : car ils parviennent devant la porte de son immeuble ; or, elle était assise là, par prodige, la veille au soir, à son arrivée nocturne dans la ville ; assise au bord de ce trottoir, à cet endroit précis, juchée sur ce tabouret, devant la table haute du restaurant corse qui occupe la devanture de sa façade. Il lui avait demandé où elle dînait, mais elle était accompagnée, elle n’avait pas répondu précisément ; elle comprenait maintenant qu’elle avait dîné en contrebas exact de sa fenêtre, par laquelle il avait regardé toute la soirée, et qu’elle avait, sous ses yeux, en une merveille de pré-attirance inexpliquée de leurs désirs magnétiques, déchiré entre ses dents riantes de la daurade crue, sans savoir qu’ils étaient déjà réunis.
Elle rit de cette inexplicable merveille en gravissant ses escaliers, en franchissant sa porte. Elle se sent bien chez lui, dès le seuil de son salon, se love dans son canapé. Il s’est assis à côté d’elle ; ils n’ont pas cessé un instant d’échanger, et ce fluide les unit, à la manière d’une amitié sans âge, ni commencement. Il sourit en l’écoutant, et la manière que son sourire possède, de se répandre sur son visage, touche au sublime. Elle sent une pointe soudaine, imprévue, dans son cœur. Leurs âmes se ressemblent. Ils ont trop à se dire, et trop à partager. Elle ressent qu’il n’arrivera pas, dans ces circonstances, dans cette fascination exercée de leurs personnalités qui s’accordent, à franchir le pas. Le pas qui les séparera, qui dissociera leur unité pour que l’un prenne l’ascendant sur l’autre. Le pas de l’envie qui lui montera à la main de lui faire brusquement violence, de la saisir au poignet pour la coucher sur lui. Le pas de cette dureté dans cette harmonie. Le pas d’une fessée punitive dans cette entente fructive.
Il a dans les mains la pochette du vinyle qui est en train de jouer dans son salon, et elle reconnait le titre : les danses polovtsiennes – le prince Igor. Une lumière traverse sa mémoire – elle se souvient d’un partage qu’il a fait, sur leur site d’amoureux de la fessée ; d’un récit où il évoque ces danses de Borodine. Musique, Maestro ! Elle relève les yeux, et, prise dans l’intimité de cette pièce qui les abrite, son cœur s’ouvre. Elle sent monter en elle le désir de lui parler, de lui dire le vrai de ce qu’elle ressent ; d’arracher de son cœur cette fessée qu’elle attend sans la distinguer, cette fessée qui l’enveloppe de son poids en suspens, de son doute et de sa fragilité, de sa consistance qui lui parait si lointaine à présent, détachée, inaccessible entre eux, dans leur amitié si naturellement et inexorablement érigée.
Que lit-il dans son regard, lorsqu’elle tend la main, et lui effleure la joue, recueillant en elle, de manière si fugace, la douceur de suavité animale de la barbe noire qui lui encadre le visage ?
– Tu n’y arriveras pas, Sacha, murmure-t-elle avec peine, avalant sa salive.
Il ne parle plus ; il la regarde. Il la fixe, dans le silence ; et il sourit.
Elle l’entend parler, mais aucune de ses paroles ne parvient à son entendement ; elle se perd dans la fixité inhabituelle, tranchante, de ce regard rivé sur elle, qui ne cille pas et détonne étrangement avec le sourire qu’il arbore. Que lui dit-il ? Elle n’en a aucune idée ; elle sent seulement, au bas de son ventre, dans le prisme de ses émotions primitives, qu’il vient de commencer à l’envelopper d’une densité nouvelle, sourdement menaçante.
Il lui vient une image, qui monte de ses souvenirs de voyage en Andalousie ; elle l’interrompt, sans même le remarquer, mais il la laisse faire ; il l’écoute parler, quand elle le coupe, mieux qu’elle ne sait le faire. Il écoute et retient tout, semblable au corps déroulé d’un serpent s’enroulant autour de sa proie, pareil à une ombre de jaguar à l’affût, penché au-dessus de l’eau trouble, dans l’humidité hostile d’une forêt tropicale.
– Lorsque j’étais à Séville, je me suis promenée dans un palais abandonné ; je passais entre les brèches des murs, sous leurs ogives brisées, pour accéder à d’immenses étendues d’herbes folles au dehors, que je sillonnais pieds nus. Le miroir de ma vie, c’est cela. Je suis le mirage d’une princesse, dernière de lignée, sans charge aucune ni obligation d’aînée, et devant ma liberté souveraine, nul occupant des lieux ne peut prétendre se dresser. J’éclate en sourires, et la cour royale même me passe tout, jusqu’au souverain, s’attendrissant sur son trône : je passe le mur du palais, je m’échappe, j’échappe à tous, des heures durant dans la poussière et la chaleur suffocante de la ville. Et lorsque je reviens, libre et sauvage dans cette enceinte close…
– Lorsque tu reviens, l’interrompt-il à son tour dans le calme indiscernable de son intonation, tu aspires à ce que quelqu’un te donne enfin cette dérouillée dont tu as besoin, dans une petite pièce tamisée au fond du palais.
Elle sent une source s’ouvrir dans son bas-ventre et couler en un instant vers lui ; sa respiration se suspend, elle ne s’attendait pas à sa sortie ; il étend tranquillement sa domination, rentre dans son esprit pour venir la chercher là où elle l’attend.
Elle reprend sans lui montrer son trouble.
– Ce que j’aime dans la fessée, c’est cela : être arrêtée, par un mur. Par un mur cinglant, définitif. Plus d’alternative, plus de décision, plus de prise d’initiative. Remise à quelqu’un qui mène, qui jauge en surplomb, qui tranche et décide sans contestation possible. Ce lâcher-prise absolu, cet abandon. Pour moi qui agence tout dans ma vie, sans cesse et de manière parfaite, c’est un délice. Plus rien à décider, rien : ni la sentence, ni le moment ; ni la manière, ni la durée…
Elle s’interrompt parce qu’il lui a saisi le poignet ; elle a frémi à son geste. Il est debout et il l’attire à lui, il la contraint à se lever.
– Eh bien, tu vois, Abi, ce moment : c’est maintenant.
Son ventre flotte complètement ; de nouveau, il l’a surprise, elle ne s’attendait pas à cela. Il a distillé son poison, lui faisant douter de son échéance jusqu’à ne plus y croire, pour refermer sur elle, au dernier moment, l’enserrement de sa résolution.
Elle se laisse entrainer, hors du salon ; enserrée, sans idée de résistance dans cette précipitation soudaine des événements : il a ouvert la porte d’une petite pièce, douce et intime, plongée dans une pénombre tamisée que sillonnent des rais de lumière, nés de volets refermés sur une fenêtre entrouverte. Un canapé est placé contre le mur, recouvert d’un voile dans lequel on sent que le corps va enfoncer avec délectation.
A quel moment s’est-il assis sur ce canapé, à quel moment s’est-elle trouvée devant lui, elle ne se souvient plus de rien ; elle se souvient qu’elle se tourne en souriant quand sa voix sèche lui intime de venir face à lui.
– Face à toi ? rit-elle. Ou fesse à toi ?
Elle se souvient de sa réaction fusée, immédiate ; si violemment saisie par le bras et tirée sur lui, étendue, sans un mot prononcé, qu’elle encaisse en silence les premiers coups tombés sur ses fesses protégées ; et se mord les lèvres en comprenant qu’il ne passe pas par la case progressive.
Il la relève déjà ; elle se laisse mener, le considère, debout devant lui. Il dénoue les liens de sa ceinture de tissu, ouvre son jean pour le baisser, l’allonge une deuxième fois, plus doucement sur lui ; elle suit, corps docile, gonflé de cette attente, enfonce sa tête au profond du canapé. Il a repris le rythme ; le rythme punitif – comme s’il l’avait déjà étendue dix fois sur lui, comme s’il reprenait le châtiment là où il l’avait laissé la dernière fois. Elle serre les dents, ondule pour accompagner le flot martelé des claques, sur la fine dentelle qui recouvre encore sa peau. Que cherche-t-il à marquer, si puissamment, sur elle ? Elle entend sa voix qui se détache au-dessus de son corps ; elle en rattrape les bribes, prononcées de manière tranchante – ce n’est plus la voix de leur débonnaire conversation matinale, c’est une voix en traits d’arbalète, en flèche contre la pierre. C’est cela, le mur que tu attendais ? Je vais te faire passer ton goût pour les escapades, Princesse aux pieds nus. Elle sourit, mais il la relève déjà ; décidément, c’est une poupée de marionnette entre ses doigts.
Il l’a mise debout pour la mettre à nue, et le temps se suspend. Il lui fait face dans son visage de Prince de l’Atlas, de manière si irréelle dans cette pénombre tamisée, que la pièce se transforme derrière lui : les murs s’effacent, s’engloutissent dans le temps, passent les âges. Quelque part, derrière des ruines sans dehors, un palais d’orient s’érige, posé en ses façades d’or blanc irradié d’orange sous les feux du couchant ; sous ses portes sculptées en ogives, ses sérails sont entrebâillés ; ses dallages de cristal semblent des lacs, les favorites s’y reflètent dans le mouvement de leurs voilages. Et cette petite pièce, c’est le lieu dans lequel ils se trouvent : au fond du palais, plongée dans cette pénombre intimiste, qui protège du feu du jour mais pas de celui de la rétribution.
Il l’a regardée de son regard de pierre noire, elle s’est perdue dans cette dureté de jais ; il l’allonge une troisième fois sur lui. Il n’est plus que cette force, avançant dans le mouvement des étoffes qui voilent son visage autour de son regard ; tout entier, cette force en surplomb qui survient et enserre sans que l’on ne puisse lui échapper, cette puissance qui recadre, sans s’attendrir, les incartades d’une âme qui échappe aux autres. Il frappe de sa paume ouverte sa peau mise à nue, et elle s’abandonne à ses sensations ; à la punition du feu, à la dureté de sa voix, à l’éclat de sa main. Celle qui, au commencement, condescendait à lui répondre du bout des lèvres, la princesse échappée au-dessus des murs qui lui riait au visage : c’est lui qu’elle attendait, il l’a rattrapée et muselée au plus propre. Des joutes affinées de leur esprit, du sein de leur imaginaire, il n’y a plus que le bruit des claques qui résonne sur sa chair, dans la pénombre, douleur sur douleur, vagues sur vagues se chevauchant, amas de ténèbres sur mer profonde. Ténèbres sur ténèbres !
Il a pris sa main et l’a enfermée dans la sienne, entravée dans son dos ; dans le feu qui irradie le bombé de sa chair, elle se rattache à cette force qui encercle son poignet, elle s’unit à cette peau, peau de celui qui la domine, en l’effleurant du bout silencieux de ses doigts. C’est son hommage de douceur à la violence du Rif, la reconnaissance consentie, tacite, de cette force musquée qui l’enserre.
Dans le déluge cuisant qu’il déverse sur elle, il se suspend, elle entend sa voix de nouveau. Et tu iras rendre tes trois poissons. Elle sourit, sur lui alanguie, dans la brûlure qui la dévore au plus pourpre de son corps ; l’odeur de la poussière de la ville lui rentre dans les narines, les pieds noirs entaillés par le gravier sablonneux des places, les étals des marchands derrière les murs du palais, et ce réalisme rabelaisien des trois poissons, pris dans la lumière de l’Orient.
Elle flotte ; il a abandonné sa main, il la laisse, sur ses genoux, étendue ; elle ne fait plus un geste, dénudée, sentant la brûlure de ses fesses se répandre dans l’intimité de la pièce ; sa respiration s’apaise, devient moins profonde, sa poitrine se soulève moins haut d’instant en instant. Elle se régénère. Peu à peu, l’alanguissement de son corps se transforme, en une lente léthargie ; il ne fait toujours pas un geste au-dessus d’elle, laissant son immobilité répondre à la sienne. Elle ferme les yeux, gagnée par l’engourdissement bienfaisant qui l’absorbe, et dans la pénombre, il lui vient l’envie de glisser dans un sommeil profond. Sans durée de temps, elle se confond au tissu de l’instant qu’il lui fait vivre, semblable à un rituel d’orant, à une trêve en suspens de matière dans la densité de leurs corps terrestres.
Et ton âme contemplative d’ayyar a clos ses yeux près de la mienne.
Dans la lumière tamisée des striures de volets sur les murs, elle sent sa silhouette qui se dégage, se lève, et quitte la pièce. Elle demeure, gisante, statuaire. Un temps et elle l’entend revenir, le sent au-dessus d’elle. Il a posé quelque chose au sol.
– Debout.
Les intonations brèves de sa voix, qui rendent plus sèches encore les directives de ses paroles.
Elle se redresse en une lenteur flottante, comme s’ouvrirait un coquillage, ses cheveux en rideau sur son visage.
– Va méditer au coin. A genou. Ici.
Il lui désigne un tabouret à l’assise carrée, qu’il a posé contre le mur. Elle s’exécute, plie les genoux à la hauteur de l’assise, se rencogne dans l’angle. Il a posé ses mains sur ses hanches, derrière elle.
– Tes mains, sur la tête. Cambre tes fesses. Encore.
Elle creuse son dos. Elle n’aime pas poser ses mains sur sa tête ; elle ne pipe pas, caresse les mèches de ses cheveux qui lui glissent entre les doigts. Elle a rouvert les yeux dans l’angle du mur. Elle sent sa présence trop proche, peser sur l’instant : il appuie contre sa hanche, de côté contre elle, il ne va pas la laisser en paix.
– Comment se fait-elle fesser, ton actrice : sur le côté ?
La première claque la fait tressaillir. La seconde suit. Elle se mord les lèvres. Il lui a fait cambrer les reins, et il rouvre le feu. Il rouvre le feu en salve, alors qu’elle se tient dressée sur ses genoux, sans pouvoir s’abandonner dans son corps, à aucun soutien. Elle se sent loin de lui, tranchée. Hors sa main frappant la chair tendue de ses fesses, il ne touche pas son corps.
– Cambre tes fesses !
Elle tourne la tête vers lui, à travers sa chevelure qui tombe, éparse, sur le bleu de ses yeux.
– L’évocation de mon actrice, prononce-t-elle étrangement, c’est une invitation à t’étrangler ?
Il ne répond pas, et elle referme les yeux. Cette main surgie du néant derrière elle, qui s’abat sur sa chair arquée : elle déteste la désertion de ce corps qui la redresse sans l’enserrer. Elle le lui avait dit, qu’elle aimait être tenue. Il le sait. Il lui vient le désir de se recroqueviller, de tomber au sol.
– Où est ton bras, Sacha ? murmure-t-elle, encaissant, aux limites de sa résistance.
Et son miracle survient. Il a suspendu sa main. Contre elle, glissé aussitôt en réponse, en travers de sa poitrine, en ceinture contre sa hanche, de manière plus épaisse et plus forte qu’un serpent dans chaque anneau déroulé, elle sent son bras la cercler ; et dans sa puissance, la porter.
Sa force la pénètre, se distille, insinuée, dans la sienne. Il a repris le châtiment de sa main de feu, plus fort que jamais ; mais elle a jeté son corps en lui, elle s’enfouit, accrochée à genou contre son bras qu’elle enserre. Comme au plus tumultueux d’un naufrage, leur corps à corps se fait coques de navires heurtées l’une à l’autre, et le bois trempé d’eau des ramifications de sa chair résonne sous les salves de l’ouragan ténébreux, illuminé d’éclairs de douleur, fracassé par l’élan de sa main, des vagues qui portent et brisent.
Tu fais danser mon âme. Ta main est de feu et ton bras d’airain.
Ce jour-là, nul ne saurait châtier comme lui et nul ne saurait cerner comme il cerne.
Lorsqu’il arrête, elle sent sa respiration fuseler ses côtes. Ses fesses irradient leur chaleur d’écarlate. Il la lâche, désigne le canapé.
– À quatre pattes.
Elle descend du tabouret, s’exécute lentement. Le canapé s’enfonce avec douceur sous ses poignets quand elle prend sa posture. Sa peau rougie se tend. Elle sent le poids de ce bras masculin se poser sur son dos, et sa cuisse passer sous son cou. Elle pressent le mouvement derrière elle de sa main qui se lève ; elle serre les dents. A la première claque tombée, elle sait qu’elle ne tiendra pas la position. Trop exposée, trop en appui sur ses bras. Les nervures de sa chair la brûlent. Elle rentre la tête, sent la puissance musculaire de sa cuisse sous sa bouche, ouvre les lèvres pour recueillir sa chaleur, hésite. Elle referme brièvement les lèvres, se laisse habiter par le flot d’émotions primaire dont il l’inonde, et rouvrant la bouche, mord sa cuisse dans l’énergie parfaite qui les traverse, dans la violence primitive qui les unit. Il lui retire sans un mot ce langage mystique, dégage sa cuisse tandis qu’elle glisse à plat ventre sur le canapé. Il la redresse.
– Debout.
Il se tient à côté d’elle, dans son immuable visage princier, escarpé ; elle obtempère encore une fois, se relève dans leur silence.
– Tiens-toi les pieds, danseuse.
Décidément, cette punition est un ballet. Elle déteste ces positions exposées, mais elle s’abaisse avec lenteur, encercle ses chevilles, le buste contre ses cuisses. Il a à peine repris qu’elle se redresse ; il la considère, souriant à demi sous son regard de jais. Il la prend au poignet, s’assied sur le canapé, l’attire pour l’allonger sur ses genoux. Elle sourit intérieurement devant sa mansuétude, s’étend dans son confort retrouvé, avec un plaisir qui lui monte aux lèvres.
– Donne-moi ta main.
Elle cille. Pourquoi, sa main ? Pour lui indiquer plus de sévérité à venir, en apothéose ?
– Ma main ? Est-ce que ma main t’a gêné, une fois ? Est-ce que je me suis protégée, est-ce que je t’ai entravé ?
– Donne-moi ta main, répète-t-il.
Elle plie, incline dans son dos son poignet droit qu’il encercle.
– L’autre.
Elle soupire, fait glisser sa main gauche derrière elle, qu’il entrave à son tour. Elle se sent comme tirée en arrière dans cette emprise de ses deux bras ramenés étroitement sur le haut de ses reins.
L’odeur de la violence musquée l’enveloppe. Il la dévore de nouveau du feu de sa paume. Mais elle ondule et se fond dans leur mouvement à quatre mains. Sous ses propres doigts, elle sent la toison descendue de ce bras d’homme, depuis sa main qui enferme les siennes en croix ; cette douceur prodigieuse qu’elle caresse, qui la possède plus encore que leur joute charnelle. Tes poignets de tiges d’or, lui écrira-t-il, scintillant entre mes mains de Xerxès. Elle se sent reliée à lui, femme originelle prise dans les prémices de la force masculine.
Il cesse, suspend sa main. Elle ferme les yeux ; elle ne sait plus depuis longtemps, lorsqu’il lève sa main, si ses suspens s’achèveront en douceur ou en reprise de châtiment. Elle sent sa paume se poser sur sa peau, chaleur sur chaleur, remonter, caresser lentement le bombé de ses fesses.
Elle sent qu’il l’étreint, la soulève tout entière, la dépose délicatement sur le canapé. Il quitte la pièce qui s’emplit de la lumière du dehors, par la porte ouverte. Elle ferme les yeux, goûte à son abandon. Lorsqu’il revient, elle tient toujours ses yeux clos, elle est restée étendue de la même manière ; il s’assied, la fait glisser de nouveau, à plat ventre, sur ses genoux.
La chaleur de sa main s’est répandue en effleurements sur ses fesses quand la sensation se transforme soudain : la paume qui la caresse s’ouvre en source glacée, s’épand en brûlure de froid coulée sur la brûlure du feu. Il la masse, des glaçons entre les doigts. Elle écoute la fusion des perceptions de sa chair : volcaniques et polaires ; extrêmes s’unissant, contraires et gémellaires, réunifiant les terminaisons vives des courbes de sa peau, chaleur vermeille s’absorbant en une onde de fjord transparent. Elle s’alanguit, devient source écoulée par les ramifications ouvertes du bas de son corps. L’eau qu’elle sent glisser sur elle semble sourdre de ses propres profondeurs. Elle détend tous ses membres dans ces signaux d’apaisement, de terme à leur lutte devenue ondoiement ; elle s’abandonne, abaisse sa dernière défense, se dévêt de toute protection. Elle repose, dépouillée, dans le dénuement lacustre de ses membres, l’abdication de son mental.
A quel moment, du cœur sinueux de ce long massage fluvial, la fait-il sortir de son inertie ? Elle sent que sa main a repris son poignet, et qu’il le cercle, avec trop de force appuyée pour cet instant. Un pressentiment s’insinue en elle, qu’elle repousse. L’insinuation dans son esprit, glissé comme le corps courbe d’un serpent, qu’il va reprendre le cours de son châtiment. Après cette fin, ce repos donné dans le feu sous ses caresses-sources, pourrait-il oser ? Elle enfonce doucement sa joue dans le canapé, ne relève pas ses défenses.
Sa voix lui parvient, chuchotée dans l’air. Cette dureté, ce n’est pas contre toi… c’est pour te faire entrer les choses dans la tête… Et il resserre l’étau autour de son poignet. Un frisson lui descend au bas des reins. Elle se cambre avant que le feu tombé ne rencontre l’eau. Il a repris. Il reprend sur la source à fleur de peau de ses fesses mouillées, et les claquements cinglent, avec une sécheresse coupante, aiguisée, qu’elle doit endurer avec plus d’abandon pour les traverser sans se cabrer. Elle serre les dents, renverse la nuque. Il lui semble être une nixe dans l’onde qu’elle sent couler de ses reins, ondulant pour échapper aux tumultes des flots ininterrompus, à la foudre illuminant le bas de son corps purpurin. Et dans cette lutte, par la fenêtre entrebâillée de cette pièce sur eux refermée, montent les bruits de la ville dans les heures de midi. La croisée au nord vacante… selon peut-être le décor… des licornes ruant du feu contre une nixe. C’est un poème des siècles passés qui lui vient aux lèvres. Il déborde. Au plus haut de sa respiration, elle entrouvre la bouche, et les vers s’exhalent de sa gorge serrée, dans sa voix née comme une offrande du milieu de la résonance de sa rétribution.
Ses purs ongles très haut…
Elle commence à réciter dans le son des claques s’abattant sur la nudité de ses fesses, un vers, deux vers, trois vers ; un quatrain. Et la pure immanence de la main levée, implacable, de son correcteur s’arrête. Allongée sur ses genoux, elle creuse le bas de son dos dans le répit de cette interruption. Il l’écoute. Elle continue, étonnée de ce vide, de sa déconcertante invitation au voyage qu’elle ne pensait pas achever.
Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx…
Deuxième quatrain, premier tercet, elle chuchote la venue de la licorne, farouche, immaculée, ruant l’ardeur de ses flammes contre l’ondine ; deuxième tercet, le cadre se referme sur les scintillations célestes, feu sidéral en sept point allumé, reflété sur les terminaisons nerveuses, exacerbées, du carmin de sa chair.
Elle a fini.
Elle reprend son souffle, il reprend son cours. Elle donne un coup de reins sous l’élan rouvert de sa main, pour glisser au sol, lui échapper enfin. Elle touche au terme de son endurance. Il entrave ses jambes avec les siennes, elle ondule, au frappant de sa paume, tombe genou à terre, s’affaisse.
– Debout. Relève-toi.
Elle repose en lui, au sol entre ses jambes, et cachant son visage dans sa cuisse, n’obtempère plus, immobile, sans souffle.
Elle se sent saisie sous les aisselles, redressée en un instant ; il s’est mis debout en la relevant avec lui. Il la considère. Il la prend dans ses bras, elle pose son front sur sa poitrine.
– Tu danses comme un serpent. Tu es d’une résistance que j’ai rarement croisée. Allez viens, c’est fini.
Elle ferme les yeux, pose la main sur la peau brûlante de ses fesses. Ils ont traversé le feu et le feu les a unis. Quand ils reviennent dans le salon, dans la lumière qui s’accroche sur leurs paupières rendues au jour, un éclat de conscience lui frappe soudain l’esprit : ils ont oublié de définir un mot barrière. Un mot code pour cesser le feu, si la consomption était venue à les dévorer trop puissamment de l’intérieur. L’un comme l’autre, pour la première fois en leurs rencontres liminaires, oublié purement et simplement. Elle rit. Il a dessiné sur elle ses entrelacs vermeils, sur la pulpe de sa chair, peint les traces de sa révérence intérieure. Ils se sont accordés en tout. Ils sont à la même hauteur, et son ascendant l’enveloppe. Elle sent la force de son bonheur l’irradier depuis les courbes chaudes et bienfaisantes de son corps. Le sang qui bat à la surface du bombé de ses chairs est le même, semblable, qui gonfle la forme épaissie de ses doigts. Il a ouvert la fenêtre de son salon – Marseille les entoure de sa vie déployée. Elle lève les yeux. Au grain dans l’ivraie ; à l’ivresse de l’avenir. Et le tableau qu’il a peint les regarde.
La suite, au fil des jours ouverts, c’est la transmutation en radieuse mélopée de leurs lendemains qui chantent.
– Redonne-moi une fessée, Sacha…
– Laisse-moi te reprendre dans mes bras, princesse.
3 mai 2022 à 14:55 #77478Paulparis
ParticipantJuste un mot : bravo
3 mai 2022 à 15:55 #77480Anonyme
Inactifpas de grand discours mais chapeau l’artiste
4 mai 2022 à 08:14 #77488Nush
Maitre des clés &
fouetteuse en talons hauts et bas résillesLa retranscription de cette rencontre, et peu importe qu’elle soit réelle ou imaginaire, est un souffle divin.
Un temps dense, fort et doux que tu as su merveilleusement dire.Je me suis noyée dans tes mots.
Car le feu qui me brûle est celui qui m'éclaire .
4 mai 2022 à 18:38 #77497Ô.Céane
ParticipantTrès puissant. Il y a tout dans ces mots et dans ces maux. Merci de ce partage… fort! Bravo!
"Et mes fesses, tu les aimes mes fesses"
Mes récits ne sont pas forcément le reflet de ce que je recherche...juste une inspiration...5 mai 2022 à 19:52 #77527Sacha
ParticipantNon mais qu’est-ce qu’il faut pas lire.
Un prince reubeu à Marseille.
Wesh. Sérieux ?
6 mai 2022 à 13:18 #77555la vilaine
ParticipantA la fois poétique et prenant… Félicitations @abi-san et merci ! Et pis ça donne envie de se balader à Marseille ☀️ (bon aussi de s’en prendre une bonne, genre pas le choix)
6 mai 2022 à 17:40 #77559Victor
Participant
@abi-sanEncore bravo !
J’adore tes textes. Vu les précédents, il n’a pas fallu longtemps pour que celui ci me transporte dans ton palais. Peut être même en Andalousie. Peut être il y a quelques siècles. On se prend à rêver en te lisant et on se laisse bercer, embarquer.
Ton vocabulaire est riche. J’aime ton travail.
Quant à la fessée, si longue mais si belle !
Et le mot stop… quand l’alchimie est là, ça peut arriver d’oublier de le définir.
Félicitations encore. Continue d’écrire : c’est chouette ! Tu nous fait voyager. J’ai rapidement oublié Marseille.
A bientôt
7 mai 2022 à 11:54 #77572Eva
Participant
Un récit qui transporte dans une place forte, la tienne, où il conquiert chaque centimètres de terrain jusqu’à l’inéluctable. On voyage avec vous dans ce texte, en même temps que dans la ville qui est le décor de la pièce où tout se joue avec beaucoup d’évidence. Bravo Abi.Se révèle être "comme une boule de flipper,qui roule qui roule...".
30 mai 2022 à 12:13 #78362Anonyme
InactifC’est magnifique, prenant, envoûtant ! J’ai eu l’impression de retrouver dans le romantisme de votre écriture un petit air de Yasmina Khadra qui ne m’a rendue que plus accro à vos mots. Chapeau bas (très très très bas même) !
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