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Sur les berges de la Moldau
Chère communauté d’humeur mélodieuse,
Ecoutez-vous Bedřich Smetana ? Avez-vous déjà (religieusement) écouté Má Vlast (“mon pays, mon berceau”) ?
Smetana, comme Beethoven, avait comme extraordinaire particularité de compositeur d’être sourd. En 1874, malgré son handicap, il compose son poème symphonique ” La Moldau”, deuxième mouvement de son œuvre Má Vlast.
Le voici, dans une interprétation que j’aime :
Fermer les yeux. Se laisser saisir. Cette composition résonne dans mes pavillons intérieurs, depuis toujours, comme un envoûtant et majestueux récit musical de fessée.
De 0.01 à 0.27, la légèreté ivre et cristalline de deux flûtes traversières, au chant envolé en multitude d’émois, si éphémères, si délicats, plus déchirables que des ailes de papillons ; c’est l’émoi et le trouble intense, ramifié, insaisissable qui parcourt et soulève les entrailles dans l’attente de l’heure imminente.
Sous le coup initial de cinq premiers coups inauguraux (il faut tendre l’oreille pour les distinguer), comme une toute jeune et solide horloge de bronze, au battement très clair et lumineux, qui annonce l’approche d’une fessée. Ce mouvement, c’est celui de l’attente féminine, ce sont mes mains retenant les émotions traversant l’espace, nées de mon propre ventre.
De 0.27 à 1.03, ces sursauts de bulles, ces éclatements qui montent et descendent sans ordre ni raison, ces tournoiements de feuilles d’automne emportées par le vent, sont rejoints par l’harmonie de basse de deux hautbois qui les accompagnent mais les ramènent à la terre, au moment présent, sans les couvrir encore : ils sont là, mais ils accompagnent le mouvement d’émoi sans l’empêcher – c’est la rencontre et l’ombre de la force dans la légèreté. Ce mouvement, c’est celui de l’homme, derrière la femme survenu ; l’avancée de sa main, des inflexions données, par lui, à la direction du moment.
1.04 : la menace s’ouvre ; la réalité s’ancre. Toutes les émotions se conjuguent au réel de ce qui est : c’est la vie, la confrontation de l’homme et de la femme ; l’épanouissement de la vague de leurs êtres distincts, qui se lève et s’élève, par chaque instrument ; tout s’anime et s’avive – violons, triangle, violoncelles, cors, harpes, clarinettes. Émotions, paroles, ressentis, pensées, dialogues, rires, haussements de sourcils, considérations, appréhension, jugement. Tout se mêle et se conjugue. Les accords montent et descendent avec les éclats de leurs propres désaccords (1.59), de conflits en filigrane (2.07), et ripostes en réponse (2.55), jusqu’à 3.17 où le drame sourd se joue et éclate définitivement pendant près d’une minute en suspension lourde.
4.11 : après la pesanteur et la résolution par la force primaire, masculine, c’est l’émotion intérieure de la pure liberté, qui se dégage, féminine, qui perce la terre pour s’élever vers l’éther, palpitante, insaisissable, exaltée jusqu’à 4.43 où elle se couronne elle-même, dans sa gloire de rémission pure, émotion indescriptible, céleste et toute-puissante de la sensation parvenue au bout d’elle-même.
5.10 – Et tout redescend doucement, comme une longue respiration atteinte, retrouvée, calmée, après un long effort; tous les instruments conjugués, leur harmonie conjointe, d’un même mouvement, cuivres, cordes, vents, percussions, d’un bloc, unifié, ensemble et abaissées, la main du chef d’orchestre comme celle du fesseur, qui se suspend et retombe, revenant à son immobilité première – fin de la gloire – 5.48.
J’arrête mon analyse à ce point du morceau, qui est la moitié à peu près du poème symphonique. La suite est une reprise de ces thèmes, par amour de la prolongation.
Ces 5.48 de Mà Vlast, je ne m’en lasse pas. C’est mon pays intérieur, mon berceau d’émotions primitives. Ma Bohème.
Cette composition, je ne peux plus l’entendre sans penser au don merveilleux répandu sur l’homme qui aime user de sa main sur la chair d’une femme abandonnée, en sa haute musique de chambre intime, de chef d’orchestre sourd à tout hors de son art, conjuguant chaque son et chaque sensation vers son harmonie plénière, atteinte, retrouvée.