Loin dans la montagne, à une journée de marche du dernier village connu, se trouve une clairière difficile d’accès. Un homme y vivait, reclus, on ne sait au juste depuis quand. Il avait bâti au fond de la clairière un abri rudimentaire de rondins et de planches. Il cultivait une parcelle de terre qui n’appartenait à personne, se nourrissait on ne sait trop comment. Il passait ses journées dans la forêt et ne paraissait presque jamais devant ses semblables.
On racontait à son sujet bien des choses invraisemblables. Certains le disaient d’une grande laideur, sans l’avoir jamais vu. D’autres prétendaient qu’il avait été d’une grande beauté, avant d’être cruellement estropié dans des circonstances inconnues. D’autres encore faisaient courir le bruit que c’était un homme d’un grand sadisme, aux goûts sulfureux, manifestement retiré du monde, peut-être rejeté. On le disait membre d’une obscure ligue.
Les gens de la vallée, effrayés autant que fascinés par cet étrange exilé, interdirent aux enfants de suivre le sentier qui menait à la clairière, et veillaient à ce que les jeunes femmes du village ne croisent jamais sa route. Aussi, lorsqu’il lui arrivait de descendre de son repaire et de traverser le village, on entendait claquer les portes et les volets à son approche. Et lui sentait les regards qui le suivaient, à l’abri des persiennes, depuis les maisons muettes.
Sous la cape de toile brute, l’homme était loin des fantasmes des gens de la vallée, et bien qu’il avait beaucoup perdu de l’allure de sa prime jeunesse, il était encore redoutable à ses heures. Redoutable en quoi, personne dans la vallée ne le savait.
L’étranger aurait pu continuer longtemps cette vie d’exil. Il s’y était résigné.
Puis arriva le jour.
Les villageois ne perçurent rien d’inhabituel en cette chaude journée d’été. Tout au plus un ou deux anciens, le visage ravagé de rides, levèrent un instant la tête lorsque se leva le vent du sud. Mais lui entendit clairement l’écho lointain du cri de ralliement.
Il en fut d’abord contrarié. Il avait laissé ces choses derrière lui. Il touchait au but, à une forme de sérénité gagnée de haute lutte à l’écart de tout. Il s’imagina avoir rêvé, en sachant très bien qu’il n’en était rien. Quand on a entendu, on ne peut pas désentendre.
Pendant trois jours il continua sa vie de reclus, répara la toiture de son abri, alla pêcher à la rivière, coupa du bois en prévision d’un hiver qu’il savait ne pas devoir passer là. Pendant deux nuits il contempla les étoiles. Qui peut dire à quoi il pensa ? Personne, en tout cas, ne soupçonnait que l’étranger s’était déjà remis en route.
Au soir du troisième jour, il sortit du fond de sa cabane une vieille malle fermée par un cadenas. Il la contempla longtemps avant de faire la combinaison. Elle contenait des objets mais surtout des souvenirs. Il s’était juré de ne plus l’ouvrir, mais n’avait pu se résoudre à la jeter.
Quand il ouvrit la malle son cœur se serra. Vide ! Elle était vide. Alors il se souvint. Des cannes brisés sur des fesses insoumises. Des martinets ensevelis dans les ruines de forteresses trop longtemps défendues. Des paddles abandonnés sur la route ou laissés en souvenir à des partenaires de passage. Son passé dormait dans cette malle qui ne contenait plus rien, si ce n’est, au fond, une vieille ceinture de cuir durcie par le temps. Il la passa autour de sa taille, puis rangea son abri pendant une bonne partie de la nuit.
Au petit matin, avant les premières lueurs de l’aube, il referma la porte rudimentaire de sa cabane, arrosa les planches de ce qu’il restait d’essence au fond d’un vieux jerrican, et y mit le feu. Il traversa la clairière à la lueur de l’incendie. L’ascèse, de toute façon, ne lui avait jamais vraiment réussi.
Quand il s’engagea sur le sentier, le ciel était devenu suffisamment clair pour le voyage qu’il commençait. Avec un peu de chance, il trouverait en chemin assez de pousses de noisetiers pour ne pas arriver complètement désarmé dans la plaine. Mais au fond ça lui était égal. Même amoché et désarmé, il avançait confiant. Et un peu plus sadique à chaque pas.
Cette réponse a été modifiée le il y a 3 années et 5 mois par FrenchTouch.
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