Guénolé (Pierre) • Brins de Verges

Guénolé (Pierre) • Brins de Verges

Sous-titré “Anecdotes intimes sur la flagellation“, Brins de Verges est un recueil de nouvelles centrées sur la correction de postérieurs féminins. Si ces nouvelles sont anonymes, on est en droit de penser que le préfacier, Pierre Guénolé, en est l’auteur : on reconnaît dans ces textes le style de l’auteur de L’Étrange Passion.

Parmi ces nouvelles, un texte, le dernier, a retenu notre attention. C’est avec grand plaisir que nous vous le proposons ici, dans son intégralité, en l’accompagnant des deux gravures qui l’illustraient.

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Le Talion

Bien que cela ne fût point la spécialité de sa maison, M. Carloman. le couturier parisien, arbitre des élégances féminines, avait accepté, à titre exceptionnel, et pour ne pas désobliger une cliente importante, de confectionner un costume de carnaval. C’était un travesti, — culotte de satin blanc et pourpoint collant — sur lequel la petite Mlle de X…, du quartier Marbeuf, comptait pour faire valoir aux veux d’admirateurs triés sur le volet, des charmes d’ailleurs parfaits.

Or, quand le maître Carloman consent à se charger d’un travail, alors même qu’il le jugerait inférieur à la noblesse de son Art, il entend que ce travail soit sans défaut, et rien ne sort de sa maison qui n’ait été vu, d’abord par sa femme, ensuite par lui-même.

En vertu de ce principe, il devait jeter, ce jour-là, son suprême coup d’œil au costume terminé. Mme Carloman en avait averti les ouvrières, en annonçant qu’elle passerait, avant son mari, au salon d’essayage, pour s’assurer que rien ne clochait.

Aussi, dès deux heures, après leur déjeuner, le mannequin Juliette, une grande fille brune, admirablement faite, comme il sied à un mannequin, l’apprentie Clémence, quatorze ans, une mine de gavroche, et Mlle Hermine, première main, étaient réunies dans une petite pièce des combles, garnie de glaces, d’une psyché et d’une scène minuscule, avec sa rampe de feux électriques. C’était là que l’on jugeait, avant l’essayage définitif, de l’effet des robes de théâtre, et c’était là que M. Carloman, scrupuleux et ponctuel, désirait voir l’ensemble du travesti qu’il classait, par amour-propre et par esprit d’ordre, dans la catégorie « costumes de théâtre ».

Ces demoiselles disposèrent sur un fauteuil la petite culotte de satin blanc, le pourpoint de velours agrémenté de bonnettes, de parements, de ruches, et Mlle Hermine s’assura qu’aucune des innombrables agrafes ne faisait défaut. Elle examina le vêtement, le caressa avec des mains légères, habituées à apprécier le moelleux d’une étoffe, puis, tournant vers le mannequin son visage rose où brillaient deux yeux rieurs, sous le casque en or vif des cheveux :

– C’est égal, dit-elle, ce costume-là doit joliment faire valoir une femme. Ce que ça m’amuserait de me déguiser, une fois, pour voir… Et vous, Juliette ?

– Oh ! moi, vous savez, j’enfile tellement de robes dans une journée, que plus rien ne m’amuse dans ce goût-là. Mais vous, c’est différent. Une idée ! Si vous essayiez le costume ?

– Oh ! oui, mam’zelle Hermine, essayez-le ! cria l’apprentie, qui faillit, en sautant de joie, laisser choir sa boîte d’épingles.

– Pensez-vous ? T’es pas folle, Clémence ? blâma Mlle Hermine. Madame n’aurait qu’à arriver, elle serait contente !

– Pour ça, repartit Clémence, rien à craindre. Madame est avec une cliente, et il y en a encore deux autres qui attendent leur tour ; ainsi, elle n’est pas près de monter.

– Tu crois ?

– Puisque je vous le dis. Vous avez bien le temps, allez ! Et puis, quand même madame vous verrait, elle ne vous gronderait pas, vous : vous êtes sa chouchoute.

Mlle Hermine sourit, flattée. Elle aimait qu’on remarquât autour d’elle et qu’on lui rappelât cette affection particulière que lui témoignait la patronne. Elle en était fière, comme aussi d’être, à dix-neuf ans, la plus ancienne ouvrière de la maison.

Elle y était entrée à treize ans, comme apprentie, alors que Mme Carloman s’appelait encore Mlle Suzanne et tenait le grade de « première » chez le couturier Carloman.

Elle avait franchi peu à peu tous les grades de l’aiguille, était en passe de devenir première d’atelier, et Mme Carloman, très souvent, lui répétait qu’elle se chargerait de sa situation, et qu elle n’avait pas à s’inquiéter de l’avenir.

Hermine avait pour sa patronne, son aînée de dix ans, une affection que Mme Carloman lui rendait largement. La couturière n’était point fière. Elle n’avait rien de rogne, tout en sachant garder les distances convenables pour se faire respecter et obéir. Mais, avec Hermine, son enfant gâtée, elle était encore différente de ce qu’elle était avec les autres. Elle se montrait, vis-à-vis d’elle, plutôt une maman qu’une supérieure. Elle la considérait toujours un peu comme une grande gamine, et ne lui ménageait pas les reproches que méritait quelquefois Mlle Hermine, excellente ouvrière, mais turbulente, rieuse, et de qui la personne potelée ne tenait guère en place.

Il était advenu quelquefois que Mme Carloman, assez prompte à s’irriter, vive de geste, tirât l’oreille de son employée, comme elle l’eût fait à une fille ou à une petite sœur, et Mlle Hermine ne lui tenait point rigueur de ces libertés, qui n’avaient jamais eu de témoin.

– Allons, fit Juliette, le mannequin, décidez-vous.

– Je n’oserai jamais ! déclara Hermine. Si madame montait…

– Mais puisque je vous dis qu’elle est occupée, qu’elle en a encore au moins pour une heure, insista l’apprentie Clémence. Et monsieur n’est pas rentré. Il a déjeuné en ville.

– D’ailleurs, déclara Juliette, monsieur ne monte jamais sans qu’on le fasse chercher.

– C’est vrai, avoua Hermine. Mais, tout de même, je n’ose pas.

– Vous avez bien tort, ma chère, dit Juliette. Ce costume vous irait à ravir. Voyez plutôt…

Elle avait pris le pourpoint, qu’elle tenait tendu d’une épaule à l’autre, et l’appliqua contre le dos d’Hermine, sans que celle-ci s’en défendît.

– Tenez, ma chère, regardez-vous. Je vous assure qu’il vous ira comme un gant.

Hermine tourna la tête et s’examina dans la haute glace à trois faces. Ses yeux marquaient de la curiosité, et sa bouche mutine remuait ; elle se mordait les lèvres, elle riait. Elle était évidemment indécise, mais la tentation opérait.

– Ce que vous seriez gentille, là-dedans ! affirma Clémence.

– Tu crois ? demanda Hermine, fière du compliment que cette remarque sous-entendait.

– Pour sûr !

Il y eut un silence, pendant lequel Hermine rougit, piétina, alla jusqu’à la porte donnant sur l’escalier, écouta ; après quoi, brusquement, elle se décida :

– Ma foi, tant pis ! J’en ai trop envie !

Puis elle parut se raviser :

– L’ennuyeux, dit-elle, c’est qu’il faut me déshabiller complètement pour enfiler ça.

– Bah ! fit Juliette, vous en aurez pour une seconde.

– Ah ! zut ! allons-y. Vous autres, prévenez-moi si vous entendez monter.

– Oui, oui.

La jeune fille, emportant culotte et pourpoint, disparut dans une petite pièce contiguë où, très vite, elle se débarrassa de sa jupe, de son corsage, fit tomber jupons et pantalon, enfila la culotte qui moula exactement les reliefs postérieurs et parfaitement arrondis de sa personne ; après quoi, elle se mit en devoir de passer le pourpoint.

Pendant cela, Juliette et Clémence, en bonnes camarades, faisaient le guet, épiant le moindre bruit, du coté de l’escalier, pour avertir l’espiègle, que tout le monde aimait, à l’atelier, et qu’elles n’auraient point voulu faire gronder, chose assez rare entre femmes.

Au bout de quelques minutes, et au moment où toutes deux commençaient à trouver que l’absence d’Hermine se prolongeait singulièrement, la jeune fille parut, le pourpoint sur la tête, les deux bras pris dans les manches, en corps de chemise, la gorge à demi nue et la culotte encore mal attachée.

– Aidez-moi donc, Juliette, dit-elle. Ces sales agrafes se sont prises dans mes cheveux, je ne peux plus m’en dépêtrer.

– Bon, dit Juliette, on y va ; mais ne remuez pas comme cela, que diable ! vous allez tout déchirer, et je n’arriverai à rien.

Elle se mit en devoir de délivrer la jeune fille, qui gémissait :

– Vous êtes bonne, vous ! J’étouffe, là-dedans !

Elle avait la tête presque complètement enveloppée dans l’étoffe du pourpoint, si bien qu’elle n’entendit point la porte s’ouvrir et ne vit pas entrer Mme Carloman.

Celle-ci, faisant une brusque irruption, découvrit toute la scène du premier coup d’œil, et comprit ce qui se passait. Elle fut prise d’une terrible envie de rire, tant Hermine était drôle ainsi : les bras levés, la tête encapuchonnée dans le pourpoint, le buste penché en avant, la croupe proéminente et tendue au-dessus des jambes fines, moulées par les bas noirs et par la culotte de satin mal attachée. Soudain, cette position même lui suggéra une idée comique, une idée folle, gamine, à laquelle elle ne put résister. Elle mit un doigt sur sa bouche pour recommander le silence aux deux ouvrières, et s’avança vers Hermine.

L’empoignant par la taille, — penchée comme elle était — la maintenant solidement sous son bras gauche, de la main droite Mme Carloman rabattit prestement la culotte de satin, leva la chemise de la petite et, sur les fesses nues, admirablement exposées, appliqua quelques claques vigoureuses.

– Imbécile ! cria Hermine, d’une voix étouffée, en se sentant ainsi fouettée et croyant à une mauvaise plaisanterie de Juliette ou de l’apprentie.

– Ah ! par exemple ! ça c’est trop fort ! fit Mme Carloman, suffoquée de ce manque de respect. Attends un peu, je vais t’apprendre à être polie, moi ! A-t-on jamais vu ? Tiens, tiens, tiens !

Et, resserrant son étreinte, accentuant la vigueur de ses coups, Mme Carloman appliqua sur le derrière rebondi de son ouvrière une vingtaine de gifles, qui claquèrent joyeusement.

La tête empêtrée connue dans un sac, les cheveux toujours accrochés, la pauvrette se débattait faiblement et inutilement, n’osant remuer trop fort, de crainte de faire craquer le fragile vêtement, ahurie de cette correction inattendue, ne sachant encore qui venait de la fesser si vertement, le pourpoint qui l’immobilisait la rendant à la fois sourde et aveugle.

Aidée par les trois femmes, elle put enfin se dégager, mais quelle ne fut pas sa confusion, en apercevant Mme Carloman la considérant d’un air qui voulait être courroucé, mais où perçait la satisfaction d’avoir pu, si à propos, punir la jeune fille de son espièglerie.

Tandis que les deux autres demoiselles faisaient d’héroïques efforts pour ne pas pouffer de rire en présence de leur patronne, Hermine, n’osant pas se fâcher, baissait le nez comme une écolière prise en faute, et, muette, rouge comme une pivoine, s’efforçait précipitamment de se dégager de la culotte de satin, serrée à ses genoux.

– Hein! fit alors Mme Carloman, tu ne t’attendais pas à celle-là ? Ça t’apprendra, polissonne, à l’amuser avec les costumes des clientes.

Quelque chose l’interrompit, et, comme les trois ouvrières, la fit brusquement se retourner du côté de la porte.

Sur le seuil, M. Carloman lui-même, l’air satisfait, un peu béat, caressait sa belle barbe blonde, disant, avec celte exquise et souriante urbanité qui le caractérisait :

– Quant à moi, mademoiselle, je me garderai bien de vous gronder, et ne sais même comment vous remercier de m’avoir permis de contempler un point de vue… bien pittoresque, en vérité. Croyez bien que j’envie ma femme d’avoir pu porter la main sur d’aussi jolies choses, mais que je blâme de les avoir aussi rudement froissées.

Pour dire la vérité, ce fut sur le palier que Carloman acheva son discours, car, revenue de sa première surprise, sa femme s’était précipitée sur lui et, le poussant dehors, lui avait fermé la porte au nez. Dans sa hâte à abuser de la position d’Hermine, elle n’avait plus songé que son époux montait l’escalier, presque derrière elle, et, en oubliant de fermer la porte, l’avait, sans le vouloir, laissé assister à toutes les péripéties du très suggestif tableau vivant qu’elle venait de mettre en scène.

Quant à la pauvre Hermine, l’apparition de son patron était, comme on le pense, loin d’avoir contribué à calmer sa confusion. Laisser voir son derrière à ses deux compagnes ne l’aurait pas affligée outre mesure ; recevoir la fessée devant elles, c’était déjà plus humiliant, bien que la cuisson s’en fût assez vite calmée, mais avoir eu, comme spectateur de sa disgrâce, et du commencement à la fin, un monsieur, et quel monsieur ! son propre patron, le célèbre Carloman, savoir qu’il avait pu contempler à son aise son joli postérieur, se trémoussant éperdument sous les claques qui en rougissaient les rondeurs gracieuses et potelées, n’y avait-il pas là de quoi remplir de confusion une demoiselle bien élevée et très authentiquement vertueuse comme l’était Mlle Hermine ?

Aussi, faisait-elle si piteuse figure, ne sachant quelle contenance garder, ne songeant pas à se fâcher, mais plus disposée, pourtant, à pleurer qu’à rire, que Mme Carloman la prit par la taille et l’embrassa.

– Voyons, grande sotte, dit-elle, ris donc, tu vois bien que c’est une plaisanterie !

Et ce fut le parti que prit la jeune fille, toujours le nez baissé pourtant, et en essuyant deux grosses larmes furtives quelle n’avait pu retenir.

Quelques instants après, ayant réintégré ses vêtements, elle semblait avoir pris son parti de sa mésaventure et même de l’intervention de son patron. Mme Carloman interdit impérieusement au mannequin et à l’apprentie de raconter, dans l’atelier, ce qui s’était passé. Tout le monde reprit son sérieux, et on procéda à l’examen du costume, comme si rien autre ne s’était passé qu’une vulgaire petite récréation. Toutefois, la patronne jugea à propos de se passer, pour cette fois-là, des lumières de son époux.

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Le lendemain, Mme Carloman arriva à l’atelier d’assez bonne heure, selon sa coutume.

Elle posa sa question habituelle :

– Il ne manque personne ?

– Si, madame. Mlle Hermine n’est pas encore venue.

– Ah ! fit Mme Carloman.

Et, après un silence, elle demanda :

– Elle n’a rien fait dire ?

– Non, madame.

– C’est singulier, elle n’était pas malade, hier. Elle n’a demandé aucune permission. Enfin, elle va sans doute arriver. Vous direz à Juliette de tenir le travesti prêt pour ce matin. Mlle de N… doit venir pour le dernier essayage. Et puis, vous me préviendrez quand Hermine arrivera.

Elle se mit ensuite à dépouiller le courrier ; mais elle ne pouvait s’empêcher de penser à l’absence de son ouvrière préférée, absence singulière, d’autant moins explicable que la jeune fille n’avait même pas envoyé un mot pour s’excuser.

– Est-ce que cette petite sotte se serait fâchée de ma plaisanterie d’hier ? Mais non, elle est trop intelligente et trop bon enfant pour cela.

Mme Carloman se rappela tout à coup que l’apprentie habitait la même maison qu’Hermine. Par elle, elle saurait peut-être quelque chose. Elle la fît appeler, mais Clémence, avec sa mine sournoise, les yeux baissés, assura qu’elle ne savait rien : elle n’avait vu ni Mlle Hermine, ni son père, M. Firminy, qui, pourtant, était à Paris en ce moment.

Mme Carloman était satisfaite en congédiant Clémence. La présence à Paris de M. Firminy, représentant de commerce, pouvait être une explication de l’absence d’Hermine et sans doute le père avait gardé sa fille à la maison pour une journée.

C’est égal, pensa-t-elle, elle aurait pu prévenir !

Et elle cessa de s’inquiéter, persuadée que la jeune fille reviendrait le lendemain.

Mais, le lendemain, personne encore. Et pas de lettre, pas d’excuse, rien. Cette fois, la couturière éprouva plus que de la surprise. Elle commençait à flairer, sous cette absence inexpliquée, quelque mystère. Elle s’en ouvrit à son mari en déjeunant.

– Bah ! dit celui-ci, ne te tourmente donc pas. Hermine est une enfant gâtée ; elle a eu envie de se reposer un jour ou deux, et elle l’a fait. Elle reviendra demain.

– En tout cas, si elle ne vient pas demain, j’irai savoir le fin mot de tout cela.

Tous deux parlèrent ensuite d’autre chose ; mais entre eux planait un doute, un vague pressentiment, qu’ils n’osaient point se communiquer.

Le troisième jour, Mlle Hermine n’avait toujours pas reparu. Mme Carloman, en l’apprenant, éprouva un peu de colère.

– Par exemple ! pensa-t-elle, c’est trop fort ! ne pas même écrire un mot !… Elle mériterait que je ne m’occupe plus d’elle et que je la remplace !

Mais ce mécontentement était tout en surface et cachait une inquiétude d’autant plus grande qu’elle était sans objet précis. La couturière résolut d’en avoir le cœur net. Elle irait elle-même aux nouvelles. Elle le déclara à son mari.

– À ton aise ! dit M. Carloman, affectant un grand calme qu’il ne ressentait peut-être pas complètement, au fond.

Vers onze heures, la couturière se mettait en route pour le lointain Grenelle, où logeait, chez son père, Mlle Hermine Firminy.

En montant l’escalier, Mme Carloman était un peu émue. Qu’allait-elle apprendre ? Quel accueil recevrait-elle ? Elle regrettait presque sa démarche, maintenant ; elle hésitait. Il lui fallut un courageux effort pour achever l’ascension et, ensuite, pour tirer la sonnette. Elle le fit, pourtant, et attendit.

Un bruit de pas s’approcha ; la porte s’ouvrit, et un homme grand, corpulent, la barbe noire en fer à cheval, apparut dans l’encadrement du chambranle.

– Je viens prendre des nouvelles d’Hermine, dit la couturière, d’une voix qui tremblait.

– Ah ! fit l’homme. Madame Carldman, sans doute ?

– Précisément.

– Veuillez entrer Madame.

Mme Carloman obéit. M. Firminy l’ introduisit dans une salle à manger Henri II, simple, mais méticuleusement rangée. La couturière prit place sur une chaise et examina son interlocuteur. Très correctement habillé, presque élégant, il avait un air « pas commode ».

Tous deux restèrent un instant silencieux, comme embarrassés pour entamer la conversation. Mme Carloman reprit alors :

– Comme Hermine n’est pas venue à l’atelier depuis trois jours, j’ai craint quelle ne soit malade et suis venue prendre de ses nouvelles.

– Vous êtes vraiment trop bonne, madame ; ma fille est en parfaite santé, répondit M. Firminy d’un ton quelque peu ironique, seulement, elle n’est pas allée à l’atelier parce qu’elle ne doit plus y retourner.

– Comment, elle n’y retournera plus ! Et pourquoi ?

– Vous devez le savoir mieux que personne.

Mme Carloman commençait à soupçonner la vérité. Elle prit, toutefois, une mine parfaitement ingénue pour déclarer :

– Je vous assure, monsieur, que je ne m’en doute même pas.

– C’est donc, madame, que vous avez la mémoire bien courte car vous vous êtes livrée, sur ma fille, l’autre jour…

– À une plaisanterie, interrompit Mme Carloman, à une simple plaisanterie, bien innocente.

– Vous trouvez, madame ?… Si vous étiez à ma place, s’il s’agissait de votre enfant, vous penseriez différemment, il est probable.

– Mais enfin, monsieur, je ne vois pas…

– Alors, s’écria M. Firminy en joignant les bras et en haussant le ton, vous appelez cela une plaisanterie : découvrir le derrière d’une fille de dix-neuf ans et la fouetter comme une gamine, et devant témoin encore !

– La fouetter, quelle exagération ! De moi à Hermine, la liberté que j’ai prise ne me semblait pas si grave.

– Et votre mari, qui assistait à la scène !

– Il est arrivé à la fin, et tout à fait par hasard. D’ailleurs, je suis étonnée qu’Hermine se soit plainte à vous, et si je pouvais la voir…

– Elle ne s’est pas plainte, elle ne m’a rien dit. C’est par Clémence, votre apprentie, que j’ai su la chose ; et toute la maison en est informée. Hermine sera bientôt la risée du quartier.

– Oh ! monsieur, vous voyez les choses en noir, je le répète. Il s’agit là d’une plaisanterie — de mauvais goût, si vous voulez, et dont je m’excuse — mais on rira d’elle bien davantage si elle a l’air de prendre la chose au tragique. Je suis sûre, encore un coup, que si je pouvais la voir…

– C’est inutile, madame ; ma décision est irrévocable : Hermine ne rentrera pas à votre atelier.

– Mais c’est fou ! Oubliez-vous donc, monsieur, les promesses que j’ai faites à votre fille ? C’est mon ouvrière préférée, elle le sait fort bien ; elle est assurée, chez moi, d’un avenir qu’elle ne retrouvera nulle part ailleurs. Réfléchissez…

– J’ai réfléchi, madame. Votre conduite vis-à-vis de ma fille a été inconcevable ! Je suis même étonné que vous soyez venue me trouver après ce qui s’est passé. Au surplus, et pour clore cet entretien, je vous avertis, madame, que les choses n’en resteront pas là. Je viens de rédiger une plainte au parquet, et je l’enverrai demain.

– Une plainte ! Pour le coup, monsieur, laissez-moi croire que c’est vous qui plaisantez.

– Vous ne tarderez pas à être fixée sur ce point, madame, ainsi que votre mari.

Sur cette déclaration, Mme Carloman comprit qu’elle n’avait plus qu’à se retirer.

M. Firminy la reconduisit et la salua, très bas, avec affectation ; ni l’un ni l’autre n’ajoutèrent un mot.

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Dans le fiacre qui la ramenait, Mme Carloman était soucieuse. Ce qu’elle avait pressenti, sans oser le formuler, était arrivé, et l’incident futile menaçait de tourner au scandale.

Avec ce diable d’homme, qui refusait d’entendre raison, qui s’entêtait, n’était-ce en effet pas à craindre ? La menace de plainte, simple fanfaronnade, bien entendu. Néanmoins, le fait était ennuyeux. Mais aussi, est-ce qu’elle pouvait prévoir tout ce grabuge pour une innocente plaisanterie ? Je vous demande un peu : toutes ces histoires, parce qu’elle avait, en manière de jeu, levé la chemise d’une fillette, déjà à moitié dévêtue, et lui avait donné quelques claques sur les fesses !…

Elle en était là de ses réflexions, quand le fiacre stoppa devant sa porte. Il était midi, et toutes les ouvrières avaient déserté l’atelier.

M. Carloman attendait sa femme pour déjeuner ; il ne la questionna pas, il semblait se désintéresser complètement de l’absence de son ouvrière.

– Je suis allée prendre des nouvelles d’Hermine, dit madame, lorsqu’ils furent à table.

– Ah ! fit monsieur, sur un ton indifférent.

– Oui… Sais-tu pourquoi elle n’est pas revenue ?

– Je ne m’en doute même pas.

– Eh bien ! c’est à cause de cette… plaisanterie de lundi dernier.

– Il faut avouer, aussi, ma chère amie, que tu as eu là une singulière idée : on ne plaisante pas ainsi avec les ouvrières.

– J’ai eu tort, sans doute ; seulement, que veux-tu ? Hermine n’est pas une ouvrière ordinaire; je l’ai vue toute môme, je n’ai pas l’habitude de prendre des gants avec elle.

– Ce n’est pas une raison pour la traiter avec cette familiarité, surtout devant témoins ; et la preuve, c’est qu’elle s’en est formalisée.

– Non, pas elle, mais son père. Elle, je ne l’ai pas vue. C’est son père qui m’a reçue. Figure-toi un homme furibond, qui a appris la chose par Clémence, notre apprentie, et qui prétend déposer une plainte au parquet.

– Une plainte au parquet ! répéta M. Carloman, soudain stupéfait.

– Parfaitement.

– Allons donc ! fit le couturier, dans un éclat de rire un peu forcé. Voyons, il s’est moqué de toi, cet individu !… Vois-tu ce monsieur allant raconter en plein tribunal que tu as donné le fouet à sa fille de dix-neuf ans ? Il n’a donc aucune notion du ridicule ? On se paiera sa tête ! Ce sera un scandale !…

– Oui, pour nous !

– Je te dis qu’il ne déposera aucune plainte ! assura M. Carloman, péremptoire.

– Je le souhaite, mais si tu l’avais vu comme moi, si tu avais pu juger de sa colère entêtée, tu ne te montrerais pas si rassuré.

– Laisse-moi tranquille avec tes histoires : tu es stupide ! Le premier rodomont venu te fait peur avec des menaces qui ne tiennent pas debout ; mais oui, stupide ! Sans cela, est-ce que tu aurais eu l’idée de ce jeu de gamine : aller fouetter une de tes ouvrières ?… Ma parole, tu mériterais qu’on t’en fasse autant !…

– Si cela pouvait arranger les choses… Malheureusement, en attendant, nous voilà avec une vilaine affaire sur les bras. Il ne déposera pas de plainte, c’est entendu, puisque tu eu es sûr ; je veux bien le croire, mais enfin, supposons que, par impossible, il la dépose, est-ce que ça ne… gênerait pas pour ta chose… que tu attends le 14 Juillet ?

– Fichtre ! c’est vrai… ma décoration…

– Oui !

– Ah ! mais il commence à m’embêter, le papa de Mlle Hermine ! Au fond, sais-tu ce qu’il veut, cet homme vertueux ? Je vais te l’apprendre, moi : il veut de l’argent ; c’est une tentative de chantage, tout simplement !

– Tu crois ? fit la jeune femme avec une lueur d’espoir.

– J’en suis certain, et je vais aller le trouver, moi. C’est par là que nous aurions dû commencer.

– Puisses-tu réussir !

– C’est comme si ça y était ; seulement, tu vois le résultat de ton enfantillage : ennuis, dérangements et dépenses.

Mme Carloman ne répondit rien. Son mari n’avait que trop raison.

Carloman fut, en effet, voir M. Firminy, mais à son retour, il dût confesser à sa femme qu’il n’avait pas mieux réussi qu’elle. Il en fut notoirement vexé, sans vouloir, toutefois le laisser paraître.

– Et maintenant, ajouta-t-il, lorsqu’il eut relaté à sa femme l’entretien qu’il venait d’avoir, que cet imbécile fasse ce que bon lui semble, je m’en fiche et contrefiche. Mon temps est trop précieux pour que je le gaspille à m’occuper de lui.

– Pourtant, mon ami, fit Mme Carloman, que tout espoir de conciliation n’abandonnait pas, pense à l’esclandre que cela peut faire ; petit-être que si j’y retournais demain…

– Je ne veux plus entendre un mot là-dessus.

– Mais enfin, veux-tu, oui ou non, que j’y retourne ?

– Je me bouche les oreilles.

– Me permets-tu ou me défends-tu d’y aller ?

– Flûte !

Sans en parler davantage à son mari, qui feignait de se désintéresser de la question, Mme Carloman se décida, le lendemain, à affronter encore une fois l’intraitable Firminy. Elle se promit, d’ailleurs, d’user de toute sa diplomatie, et là où les façons autoritaires de son mari avaient échoué, elle comptait sur son aménité, sur sa coquetterie même, pour réussir. Il lui parut, d’ailleurs, lorsqu’elle se trouva de nouveau en face du papa d’Hermine, qu’il avait l’air moins terrible. Il semblait l’examiner avec une certaine complaisance, peut-être même une nuance de convoitise qu’elle s’efforçait, d’ailleurs, consciencieusement, d’allumer.

Elle s’était installée dans un fauteuil, de manière à faire valoir la rondeur de sa taille svelte, l’opulence d’une croupe que dessinait exactement la jupe aubergine, puis avec un sourire, une moue d’enfant craintive et suppliante, avait remis la grosse question sur le tapis, continuant à considérer la légère fessée qu’avait reçue Hermine comme un jeu, une insignifiante plaisanterie bien excusable entre femmes, en raison surtout des circonstances toutes fortuites où elle s’était produite.

– Vous parlez à merveille, madame, riposta M. Firminy, après l’avoir consciencieusement écoutée ; pourtant, permettez-moi une simple question : si l’on s’était livré sur votre personne à cet exercice que vous qualifiez bénignement de plaisanterie, en d’autres termes — et permettez-moi de préciser, au risque de vous faire un peu rougir — si l’on vous avait fouettée en mettant à nu le… siège de la correction, — et devant témoins, envisageriez-vous la chose avec la même désinvolture ?

– Ma foi, monsieur, répondit impétueusement la jeune femme, je ne sais pas ce que je ferais en pareil cas, mais, à coup sûr, je ne ferais pas un semblable tapage et me garderais d’ébruiter la chose et de faire rire à mes dépens en la criant sur les toits. Il me semble, surtout, que la dernière chose que je ferais, c’est d’aller la raconter en plein tribunal.

– C’est-à-dire, interrompit M. Firminy, que vous considéreriez la chose comme un incident négligeable, pour vous et pour votre mari.

– Oh ! Mon Dieu oui, monsieur, et, dans les circonstances où elle s’est produite, je me serais contentée d’en rire.

– Eh bien, madame, je suis réellement enchanté de eu que vous me dites, car j’entrevois un moyen de tout arranger.

– Ah ! enfin ! cela n’aura pas été sans peine. Et ce moyen, c’est ?…

– Tout simplement d’accepter la peine du talion.

– Du talion ? Que voulez-vous dire ?

– Simplement ceci, madame, qu’ayant donné une fessée à ma tille, vous en receviez une à votre tour, oh ! sans violence ni surprise, avec votre consentement et même celui de votre mari.

Mme Carloman ne s’attendait en aucune façon à cette proposition ; elle en fut quelque peu suffoquée, bien qu elle se rendît compte de l’avoir elle-même provoquée, en tombant dans le piège que lui avait tendu M. Firminy. Elle feignit tout d’abord de ne pas prendre la chose au sérieux, mais, après quelques minutes de conversation, elle se rendit fort bien compte qu’il n’y avait plus qu’une de ces deux alternatives : la fessée ou la plainte. Elle crut devoir faire une retraite pleine de dignité, en disant à M. Firminy qu’elle n’avait pas de réponse à faire à une proposition aussi déplacée et aussi inconvenante. Ce dernier n’insista pas, mais il tira, d’entre les feuilles d’un buvard, une grande enveloppe blanche portant l’adresse de M. le procureur de la République ; il la ferma, la cacheta ostensiblement devant Mme Carloman, à laquelle il répondit simplement :

– À votre aise, madame, restons-en là.

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Dépeindre la colère de M. Carloman, lorsque son épouse lui raconta l’entretien quelle venait d’avoir, serait chose assez difficile. Il traita Firminy de polisson, de saligaud, et décida spontanément d’aller lui casser sa canne sur le dos. Il lui dit son fait en termes bien sentis, et ne lui mâcha point ses vérités ; malheureusement, Firminy n’était pas là pour les entendre.

Lorsque Mme Carloman put, enfin placer un mot :

– J’ai bien fait, n’est-ce pas, dit-elle, de refuser.

– C’est-à-dire que tu as eu tort de ne pas le gifler, cet ordurier personnage.

– Seulement, maintenant, c’est fini ; il a cacheté sa plainte devant moi. Je l’ai vue, elle est sans doute à la poste maintenant. Entre nous, je crois réellement que quelques claques sur le derrière auraient été moins ennuyeuses que toutes ces histoires-là.

– Ah ça, mon amie, deviendrais-tu folle, par hasard ?

– Mais non, seulement c’est plus fort que moi, je pense surtout à ta décoration.

– Eh bien, il arrivera ce qu’il pourra. D’ailleurs, je t’avais défendu de me reparler de tout cela.

– Enfin, si réellement ça devait tout arranger, me permettrais-tu… c’est seulement pour savoir.

– Je suis sourd.

– Mon ami, je t’en prie, écoute-moi, et réponds-moi. Après tout, personne n’en saurait rien, et je n’en mourrais pas pour cela, ni toi non plus !

– Cause toute seule, si tu veux, ma bonne amie ; je t’ai dit tout ce que j’avais à te dire, et j’ai autre chose à faire que d’écouter tes bêtises.

Et le grand couturier quitta la chambre, laissant sa femme perplexe. Elle ne le fut pas longtemps. Elle devina, ce qui était peut-être la vérité, que son époux voulait paraître intraitable, mais s’accommoderait sans doute de la transaction proposée ; que, par amour-propre, il n’y donnerait pas effectivement son approbation, mais qu’il serait fort aise qu’elle, Mme Carloman, passât outre, et que c’était uniquement pour ne dire ni oui ni non, qu’il avait coupé court à l’entretien. Le péril était proche, il fallait prendre une décision. D’un côté, un gros ennui dont on ne pouvait prévoir toutes les conséquences ; de l’autre côté, désagrément, d’une corvée ridicule et mortifiante, mais quoi ! cinq minutes, dix minutes au plus pénibles à passer, et puis, serait-ce si pénible que cela ?

Il n’était pas mal du tout, M. Firminy : élégant, de bonnes manières, s’exprimant très bien, et puis, même, la vengeance qu’il choisissait dénotait un certain esprit, une certaine galanterie, car enfin, il n’eût pas demandé la même chose à un laideron ; ah ! s’il ne se fût agi que d’elle ! Mais son mari… Eh ! parbleu, son mari ne venait-il pas, en quelque sorte, de lui donner carte blanche ? Et puis, ce ne serait pas la première fois qu’un autre que son mari contemplerait les charmes qu’on lui demandait de dévoiler. Ne se rappelait-elle pas certaines parties carrées où Carloman avait abdiqué ses prérogatives conjugales en faveur de joyeux partenaires et à charge de revanche ? N’avait-elle pas, bien cachés dans de secrets tiroirs, quelques photographies d’elle en costume de Diane au bain, de Vénus sortant de l’onde, et autres costumes aussi suggestifs que peu compliqués, exécutés par le commanditaire de son mari, sous l’œil complaisant de Carloman ? Bref, celui-ci ne s’était-il pas montré, en diverses circonstances, très affranchi de mesquins préjugés ? Dès lors, pourquoi tergiverser si longtemps ? Ne valait-il pas mieux en finir de suite ? Aussitôt décidé, aussitôt exécuté. Et, sans consulter davantage son époux, elle fut pour la troisième fois chez Firminy.

Celui-ci l’accueillit d’un sourire narquois.

– Vraiment, madame, j’avais perdu l’espoir de vous revoir ! lui dit-il, en lui offrant un siège.

– Dites, au contraire, monsieur, répliqua du tac au tac Mme Carloman, que vous comptiez bien sur ma nouvelle visite.

– Que j’y comptais, eût été de la présomption, mais que je la souhaitais, voilà la vérité.

L’entretien s’engageait d’une façon peu redoutable, la dame s’en rendit bien compte.

– Alors, monsieur, vous êtes toujours dans les mêmes intentions ? continua-t-elle.

– Plus que jamais, madame.

– C’est votre dernier mot ?

– Le dernier.

– En ce cas, me voici ; faites ce que vous voudrez !

– Je n’attendais pas moins de votre sagesse, madame.

– Seulement, monsieur, faites vite, je vous en prie, et ne prolongez pas l’épreuve. Vous comprenez que j’ai hâte d’en avoir terminé.

– Hâte que je ne saurais partager maintenant, croyez-le bien, madame !… Hermine !

Mlle Hermine, qui était dans la pièce voisine, fit son apparition, très rouge, et dans une attitude embarrassée.

– Ta patronne, mon enfant, consent enfin à ce que j’ai exigé !

– Papa, je t’en prie, fit vivement la jeune fille, ne fais pas cela ; je n’en veux pas à madame ; tout ce qui est arrivé, c’est d’abord de ma faute…

– Ne revenons pas là-dessus, tu perdrais ton temps et me fâcherais inutilement ; tu vas rester là jusqu’au bout, j’y tiens. Ce ne sera pas long, ainsi que me l’a demandé ta maîtresse. Veuillez vous préparer, madame.

M. Firminy eût pu s’attendre à des hésitations, des soupirs, des atermoiements, des refus, une attitude de victime expirante. À son étonnement, sans doute, il n’en fut rien. Mme Carloman était, somme toute, une femme de résolution. Elle avait pris son parti et l’avait bien pris : dédaignant d’implorer, encore, elle fit la chose comme on avale une purgation, précipitamment, pour en avoir terminé plus vite. Bravement, elle retroussa jupe et jupons, ne sollicita point la faveur de conserver son pantalon — une merveille de lingerie — et appela même Hermine à son aide pour le retirer ; celle-ci s’en acquitta fort mal, tout émue, les doigts tremblants, aussi rouge que le jour où elle avait reçu le fouet, bien plus troublée, à coup sûr, que Mme Carloman.

– Où dois-je me mettre ? lit celle-ci à M. Firminy.

– Sur ce fauteuil, madame, à genoux ; là, fort bien.

Décidée à aller jusqu’au bout, Mme Carloman avait pris bravement, sinon complaisamment, la position requise et attendait, offrant un tableau des plus gaillards, devant lequel l’impassible Firminy commençait à manifester quelque trouble.

– S’il vous plaît, madame, encore un petit effort, lit-il, d’une voix qui tremblait un peu.

– Quoi donc ?

– Votre chemise.

– Ah ! c’est juste, vous ne m’épargnez rien.

Et, après une courte hésitation, la victime retroussa sa chemise franchement, bien haut, jusqu’à la taille.

– Vous voilà satisfait, je pense, continua-t-elle.

– Satisfait ! Ah ! madame, dites ébloui, enthousiasmé.

Firminy ne mentait pas, et son enthousiasme était légitime. Mme Carloman tenait encore plus que le promettaient ses apparences plastiques. Une croupe large, rebondie, pleine à souhait, mais non empâtée, surmontant des cuisses d’un galbe exquis, dont la nudité était voluptueusement soulignée par des bas cachou, gantant les mollets bien cambrés.

Mais Mme Carloman n’était pas là pour écouter des témoignages d’admiration, si flatteurs qu’ils fussent. Elle rappela Firminy à la question :

– Epargnez-moi, de grâce, vos compliments, monsieur, mais ne me laissez pas ainsi.

– Excusez, madame, une émotion bien compréhensible, répondit galamment celui-ci. Allons, Hermine, dépêche-toi !

– Cela ne lui revient-il pas, madame ?

– Si, si, mais quelle fasse vite. Allons, Hermine, venge-toi.

Mais la sensible Hermine ne put se résoudre à faire ce qui lui était demandé, et, malgré les invitations réitérées de son père et même de sa maîtresse, ne put faire le geste ordonné.

– Avouez, monsieur, que la comédie dure un peu longtemps, fit, au bout d’une ou deux minutes, Mme Carloman, logiquement impatientée. N’est-ce pas un peu abuser de la situation ? Il me semble que vous m’avez suffisamment… dévisagée, non pas que je m’en formalise, mon Dieu ! un peu plus, un peu moins, mais je trouve la position ennuyeuse et fatigante. Faites donc vous-même, puisque votre fille n’ose pas ; allez, je vous prie, ne vous gênez pas.

– Vous avez cent fois raison, madame ; avec votre permission, donc…

Il est certain que Firminy manqua ici de générosité et abusa de son droit du plus fort, mais a-t-on deux fois pareille occasion dans sa vie ? Il se mit donc à fouetter Mme Carloman, mais il le fit en gourmet et non en brutal. Si légers furent ses coups qu’on les eût pris pour des caresses plutôt que pour des cinglades et, comme sa main glissait sur la chair plus qu’elle ne la froissait, ce fut Mme Carloman qui, elle-même, s’écria d’un ton très sec :

– Plus fort, monsieur, s’il vous plaît !

Firminy obéit donc et, en quelques claques bien sonores, eût tôt fait d’amener le rouge à… la figure de sa victime. Les dernières claques arrachèrent même quelques cris à Mme Carloman.

– Assez, monsieur ! Cela suffit, je pense. Je n’en ai donné ni autant, ni aussi fort à votre fille.

Un coup de sonnette, interrompant la conversation, la fit se redresser, jupes retombées. Hermine alla ouvrir et introduisit M. Carloman, qui entra en trombe, tout essoufflé.

– J’espère que j’arrive à temps, monsieur, fit-il, sans autre préambule, pour empêcher ma femme de faire auprès de vous une démarche stupide, dont je n’ai été avisé que trop tard.

– Trop tard, en effet, monsieur, car tout est fini.

– Que voulez-vous dire ?

– Que madame, m’ayant accordé la satisfaction que je réclamais, je renonce à mon intention première.

– Mais quelle satisfaction, enfin ? Vous me faites bouillir !

– Bouillez à votre aise, monsieur ; votre femme ayant fouetté ma fille, j’ai, moi, fouetté votre femme, avec son plein consentement, d’ailleurs.

– Votre conduite, monsieur, est. inqualifiable, et nous n’en resterons pas là.

– Déchirez au moins votre plainte, monsieur ! fit. Mme Carloman, intervenant.

– Déchirez-la vous même, madame, répondit celui-ci, en tirant l’enveloppe cachetée d’un tiroir et en la lui mettant en mains.

Mme Carloman ouvrit l’enveloppe et en tira la lettre, mais, en la dépliant, elle constata avec stupéfaction que la feuille de papier était vierge de toute écriture.

– Oh ! monsieur, dit-elle, d’un ton de reproche, quelle vilaine mystification ! Tiens, mon ami, regarde, fit-elle, en tendant le papier blanc à son mari.

– Avez-vous donc réellement supposé que j’avais l’âme assez noire pour mettre ma menace à exécution ? Ah ! fi ! Subterfuge, madame, simple subterfuge, monsieur ! J’ai voulu tout bonnement m’amuser, et j’ai réussi.

– Et vous continuez en ce moment, fit Carloman, en me faisant croire que…

– Ah ! pour cela, non, je ne vous fais croire que, la vérité, et d’ailleurs, voici comme preuve un ravissant pantalon que madame a bien voulu quitter pour la circonstance.

– Est-il réellement possible ? s’écria Carloman ; oh ! d’ailleurs, j’en aurai le cœur net.

Il en eut le cœur net car saisissant brusquement sa femme qui ne s’y attendait point, il la troussa brutalement, d’un seul coup, à nu, et mit au jour le postérieur de sa tendre moitié, dont les deux hémisphères trahissaient, par une teinte rouge bien accentuée, le traitement, qu’ils venaient de subir.

– C’est ma foi vrai ! fit piteusement, Carloman, tandis que sa femme, à peine revenue de sa. surprise, poussait un « oh ! » de confusion indignée et rabaissait précipitamment ses jupes.

Que pouvait faire Carloman ? Se fâcher, prendre la chose au tragique ? Le fait n’en existerait pas moins. Mieux valait prendre gaiement l’aventure et faire contre mauvaise fortune bon cœur.

– Parbleu ! monsieur, dit-il à Firminy, vous êtes un homme d’esprit, et votre vengeance a été drôle ; excusez- moi d’avoir cru un moment que vous vouliez nous faire chanter, mais il y a une chose que je ne vous pardonne pas…

– Et laquelle ?

– C’est de ne m’avoir pas invité à assister à la punition de ma femme.

– Mais si cela vous est agréable, je puis recommencer.

– Ah ! non, par exemple ! fit Mme Carloman, en protégeant instinctivement sa croupe de ses deux mains, comme si un danger la menaçait encore.

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Un excellent déjeuner de réconciliation réunissait, le lendemain, chez le grand couturier, les quatre acteurs de ce petit, drame, et Hermine retourna à l’atelier.

Il faut, en outre, croire que le dépit de Carloman avait été plus apparent que réel, car, lorsqu’il a une discussion avec sa femme — ce qui arrive dans les meilleurs ménages — il la menace d’employer le procédé de Firminy et… met quelquefois sa menace à exécution.

FIN

Pierre Guénolé, Brins de verges, Office central de librairie, Paris, 1908.

8 commentaires

  1. J’adore! J’adore mille fois!
    @monsieurno, vous m’épatez ! J’ignore bien comment vous arrivez à denicher de pareilles merveilles mais en tout cas merci de nous avoir retranscrit cette nouvelle et de nous faire partager les illustrations ! Vous avez tapé dans le mile avec celle-ci ! ?

    Quelle idée aussi, cette Mme Carloman, a-t-elle eu de fesser une jeune fille! Non mais franchement ! Où va-t-on ? ^^

    En lisant le début, j’ai presque cru que vous légitimiez en ces lieux la fessée entre femmes! Peut-être êtes vous plus flexible qu’on ne le pensé à ce sujet…

    J’imagine bien une interprétation théâtrale, tiens.

    • Enchanté que ce texte vous plaise, ma chère Liberty. 🙂

      J’ai trouvé ce texte sur Gallica, le site de la BNF, qui est une véritable mine pour les textes tombés dans le domaine public. J’en profite pour remercier chaleureusement @francois-fabien, qui m’a donné l’idée d’aller fouiller dans ces archives !

      Je ne suis pas totalement insensible au charme de la fessée entre femmes. Je m’imagine bien obliger deux demoiselles à se fesser l’une l’autre, avant de passer aux choses sérieuses et de les corriger moi-même tour à tour. 🙂 J’ai, pour tout dire, déjà songé à modifier l’avertissement de la page d’accueil, transformant “la fessée entre adultes consentants, administrée par un homme à une femme” en “la fessée entre adultes consentants, administrée à une femme”. Je n’ai pas sauté le pas, cependant. 😉

      Si vous voulez monter la troupe de théâtre de Déculottées, je vous recommande la lecture de La Raison du plus fort est toujours la meilleure ; une pièce très plaisante ! 🙂

  2. Je l’avais déjà lue il y a longtemps, sur dd, je devais avoir l’âge de Louisette, et encore… Je m’en souviens même très bien, c’est une des lectures qui m’avait le plus troublé à l’époque. Et encore aujourd’hui en relisant le récit, je ressens toujours le même émoi.

  3. Gallica est un site sur lequel on peut trouver de véritables perles , dans le domaine de la fessée, bien sûr, mais pas seulement. Il regorge de Mémoires et Journaux intimes de toute sorte qui n’ont pas, à mon avis, la notoriété qu’ils méritent.
    Dans le domaine de la littérature, je me régale en ce moment à la lecture d'”Eugénie” de Madame Choiseul-Meuse, paru en 1813 dont le sous-titre “N’est pas femme de bien qui veut” constitue tout un programme. Il s’agit en fait de ce qu’on appellerait aujourd’hui une romance érotique, écrite dans un style savoureux. On comprend qu’il n’ait jamais été étudié dans les lycées… 😉

  4. Excellent. Pour l’intitul, ne changez rien. Cette particularité du site lui donne tout son sens. Et en fait un lieu unique.

  5. Oh mais je découvre ce petit récit que je n’avais pas vu… mhhhh <3

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