Coover (Robert) • La bonne et son maître
Né en 1932 en Iowa, Robert Coover est l’un des principaux représentants de la littérature postmoderne américaine des années 70.
Dans La bonne et son maître (comme dans l’ensemble de son oeuvre), Coover bouleverse les codes narratif : pas de progression linéaire de l’intrigue mais un récit qui ne cesse de revenir à son point de départ, s’incurvant juste assez pour rendre la variation intéressante.
Chaque jour, la bonne vient faire le lit de son maître, et chaque jour, la bonne est fessée.
La fessée de la bonne
Tantôt il l’allonge en travers de ses genoux, tantôt elle doit se pencher sur une chaise ou sur le lit ou s’étendre tout du long sur ce dernier, ou bien il l’accote aux oreillers ou la commode, ou il la coince sur un tabouret. Il y a des manuels pour ça. C’est comme pour la culotte : ou bien elle doit être bien tirée sur ses fesses comme une seconde peau, ou bien elle doit être abaissée, et si elle est abaissée, de quel côté des fesses cela doit-il se faire, et jusqu’où, et ainsi de suite. Ses réactions à elles sont prévues dans les textes (ses contorsions, ses sanglots, ses tressautements convulsifs, sa rougeur, ses gémissements, etc.) mais non spécifiées comme telles sinon dans la mesure où elles déterminent d’autres réactions du maître – à une résistance de sa part, par exemple, ou à un consentement prématuré, un évanouissement, des mots qu’elle dirait et qu’il ne faut pas, ou bien encore un derrière pas propre, ou d’autres choses du même genre. D’où une fois de plus sa relative liberté : ses fesses zébrées tremblent et dansent spontanément sous le fouet que la main du maître abat sur elles en sifflant selon la règle – oh, et puis, ce n’est pas tant qu’il l’envie (le peu de liberté qu’elle a lui coûte cher, il le sait), mais plutôt qu’il se sent triste de voir à quel point elle est incapable de comprendre comme ça lui est difficile à lui, et cette incompréhension fait qu’on dirait qu’il manquera toujours quelque chose, peu importe qu’il se conforme si fidèlement aux règles.
« Et … ?
– Et être propre et nette dans … »
Et ça siffle à nouveau, CRACK !
« OW ! dans ses habitudes ! Oh ! et se laver complètement au moins une fois par jour pour éviter de sentir mauvais et … »
SNAP !
« … et … oh là là ! … et porter des dessous solides et décents ! »
Le fouet fait entendre une dernière fois son chant, frappant sa large cible en provoquant une forte détonation, et alors de petites gouttes de sang apparaissent comme une ponctuation, des remerciements, comme la rosée du matin.
« Ça ira comme ça. Et tâche de ne plus oublier de la mettre !
– Oui, Monsieur. »
Elle fait redescendre précautionneusement sa robe noire d’alpaga sur sa chair qui brille, cramoisie, comme si elle mettait un capuchon à une lampe, grimaçant de douleur à chaque mouvement.
« Merci, Monsieur. »
Il la tient sur son genou gauche, ses jambes enserrées par les siennes, son poignet ramené dans le creux de son dos, et il la frappe à main nue, d’abord sur l’une des fesses en la faisant rougir promptement, ce qui contraste avec l’albâtre éblouissant de l’autre (en accord avec les manuels), puis il attaque l’autre fesse avec le même enthousiasme.
« Oh là là ! Je vous en prie, Monsieur !
– Allons, allons, tu sais que le moindre signe de résistance signifie dix coups supplémentaires de baguette ! »
Et il la plie en deux sur une chaise.
« Quand tu reçois l’ordre de faire quelque chose, ne grommelle pas et ne laisse pas ton maintien trahir le moindre dégoût, et fais-le gaiement et généreusement !
– Oui, Monsieur, mais…
– Quoi ? QUOI ? ! »
Et CRACK !
« OW ! »
SLASH ! Son derrière cramoisi, écrasé sur les oreillers, tressaute et danse sous la canne qui siffle.
« Quand quelqu’un te trouve en faute, ne lui réponds pas avec insolence ! »
Et SMACK !
« NON, MONSIEUR ! »
Chaque coup, la prenant de court, la fait se contracter de douleur et lui tire un petit cri (comme prévu dans les manuels à propos de l’emploi du nerf de bœuf), qu’elle essaie d’atténuer en enterrant son visage dans le coussin de crin.
« Il faut se montrer respectueux ?
– Respectueux et obéissant, Monsieur, envers ceux… »
Et THWOCK !
«…qui vous sont … OW ! … sont SUPÉRIEURS … AARGH ! »
Et SWACK !
« Avec crainte et effroi…»
SMASH !
« … et d’un cœur persévérant ! », insiste-t-il gravement tandis qu’elle grogne, qu’elle donne des ruades, qu’elle tressaute sous cette patiente leçon.
« Ouch ! Oui, Monsieur ! »
La courroie de cuir siffle en s’abattant dans un grand craquement en travers de son luisant derrière qui paraît sur le point d’exploser, en transformant en cet endroit les quelques lys qui restent en belles roses rouges. SMACK ! et WHACK ! Il y va carrément maintenant.
« Suis-je déloyal envers toi ?
– N-non, Monsieur ! »
Et WHAP ! et SLAP ! Pressée contre la commode, elle a les membres qui s’agitent désespérément sous chaque coup.
« A genoux ! »
Elle se laisse tomber humblement à quatre pattes, la tête baissée prise entre ses pieds dans les pantoufles, et elle a cette large partie d’elle-même que dame nature a destinée à ce genre de dévotions dressée en l’air mais tournée non vers le maître mais vers la glace de l’armoire (comme si son derrière, rouge et gonflé, voulait crier pour sa propre part), lui donnant ainsi plein et direct accès à cette vaste zone qu’on appelle dans les textes le bosquet de Paphos (1).
« Et décider chaque matin… ?
– Décider… ouille !… décider chaque matin de se montrer enjouée et… »
Il lève le fouet, le fait tourner trois fois au-dessus de sa tête et l’abat violemment sur sa partie arrière, la faisant, du coup, donner de la tête entre ses jambes.
« Et… YOW ! … bien disposée pour… la journée… et si quelque incident… grognement !… survient qui… »
Et WHACK !
« … qui brise cette résolution, supporter. ne pas supporter… »
SLASH !
« Oh, Monsieur ! »
SWOCK ! Il en fait trop, sans doute, mais il ne peut…
« Je vous en prie, Monsieur ! S’IL VOUS PLAÎT ! »
Elle est cramponnée à ses genoux, sanglotant dans son pantalon de pyjama, les deux hémisphères en l’air, sur lesquels ont plu les coups, se livrant à d’involontaires mouvements à la fois verticalement et horizontalement comme s’ils envoyaient des messages de détresse, leur peau tout entière plissée comme la surface d’un lac ridé par le vent.
« Qu’est-ce que vous faites ? ! QU’EST-CE QUE CA VEUT DIRE… ? ! »
Il la frappe avec une brosse à cheveux, il la cingle avec un chat neuf queues, il la flagelle avec des orties, ne lésinant pas sur le dur service qu’il lui rend, cette divine corvée, le visage éclairé par pareil dévouement au devoir. Aujourd’hui, peut-être… !
« MONSIEUR ! »
Il fait une pause, respirant bruyamment. Son bras lui fait mal. Elle a une curieuse expression tendue sur le visage qui est enflammé comme son derrière et mouillé de larmes.
« Monsieur, si vous… si vous n’arrêtez pas…
– Quoi ? QUOI… ?
– Vous… ne saurez pas quoi faire la prochaine fois !
– Ah ! »
Il vient juste de la frapper avec une serviette mouillée, et le bruit étouffé du mouillé, dont l’écho perdure dans son oreille interne, lui rappelle vaguement un rêve, sans doute celui qu’elle a interrompu quand elle est entrée. Il était question d’humidité, mais le mot était comme mélangé à celui d’hymnodie, de telle sorte que, chaque fois qu’elle ouvrait la bouche (il y avait une femme dans le rêve), des accords mouillés s’élevaient et venaient souiller ses grands livres tout blancs comme des draps propres.
« Je me fais vieux », dit-il, laissant retomber son bras, « et pourtant, chaque jour…
– Monsieur ?
– Non, rien. Un rêve… »
Où était-il ? Ça n’a pas d’importance.
« Pourquoi n’allez-vous pas faire un tour dans le jardin, Monsieur ? Il fait une journée magnifique. »
Quelle impudence : il feint de l’ignorer.
« Bon, ça va, dit-il, se drapant l’épaule dans la serviette constellée de taches de sang, tout en se grattant paresseusement. Il bâille. « Le pire est passé. »
(1) Paphos, ville antique de Chypre consacrée à Aphrodite. Par extension, le « bosquet » fait référence à tout amour contre nature. (N.D.T.).
Robert Coover, La Bonne et son Maître (1982), trad. Denis Roche, éd. Seuil (Fiction & Cie), 1984.
2 commentaires
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Fraise Des Bois
“Monsieur, si vous… si vous n’arrêtez pas…
– Quoi ? QUOI… ?
– Vous… ne saurez pas quoi faire la prochaine fois !”
Voila la meilleure raison pour faire arrêter un fesseur acharné ! je la garde en réserve, et en ferai bon usage 😉
mi-ange
Bien vue @fraise. Moi je lui dit :«arrête tu ne vas plus avoir de place»…Monsieur ne fesse jamais sur les bleus….
Et ça marche, très bien même……